Carine Adolfini
La création littéraire, îlot de résistance(s)
Discrète et hospitalière, Carine Adolfini, lectrice insatiable, auteure de plusieurs recueils de poèmes, nous livre son rapport à la littérature, son engagement pour la création littéraire en Corse et les liens qui l’animent. Fondatrice de la revue littéraire, Spirla, elle s’attèle à en faire un maillage de voix, de ces autres pour qui elle a créé cet espace d’expression, qui s’enfilent comme des perles dans un lien. Des voix que Carine réajuste à d’autres voix, à d’autres corps, à d’autres médiums d’où émerge et se modèle, sans cesse, un langage hybride. À travers Spirla, Carine fait entendre autrement ce que l’on connaissait – sans doute – déjà, tout en faisant apparaître l’apparition de nouveaux motifs, d’une nouvelle version à cette même partition : la création littéraire corse.
Bonjour, qui êtes-vous, chère Carine ?
Qui suis-je ? Question fondamentale ! Je suis tentée de répondre avec les mots de Pessoa « Je ne suis rien » et comme lui « Je ne puis vouloir être rien » alors j’essaie de me créer, je m’interroge, me cherche, essaie de devenir, bref, j’écris. Pour me définir plus simplement, je suis née à Bastia, je suis très attachée à ma terre, elle m’équilibre, m’imprègne et continue de me faire naître. J’ai grandi dans une famille aimante, j’ai deux grandes filles merveilleuses qui me comblent de joie, je suis passionnée de poésie, d’opéra, de musique, de philosophie, j’aime aussi les langues anciennes, les vieux textes mystiques, j’aime déchiffrer, comprendre, apprendre. Je m’occupe d’une magnifique maison d’hôtes à Rutali, dans un cadre magique et je dirige bénévolement les Éditions Arzilla, depuis plus de 10 ans.
Quelles sont les grandes lignes de votre parcours menant à l’écriture ?
Comme beaucoup d’auteurs, j’ai commencé par lire, j’aimais écrire aussi enfant, sans jamais envisager de publier un jour mes textes. C’est ma passion pour les langues anciennes qui m’a ouvert les portes de la publication. Alors que j’explorais les traductions des tablettes mésopotamiennes, je suis tombée sur un texte (environ 2500 av. J.-C.) qui évoquait le mauvais œil, ainsi que des remèdes pour s’en protéger, similaires aux rituels corses. J’ai creusé dans ce sens et découvert tout un réseau d’informations capitales pour l’histoire de la Corse qui a donné lieu à l’écriture de mon premier livre : L’ochju, le mauvais œil, c’était en 2006 ; le livre vient d’être réédité. Par la suite, cette recherche approfondie sur le regard a fait naître une série de poèmes et j’ai alors publié mon premier recueil en 2014.
Comment est né ce lien à la littérature ?
Ma sœur aînée aime les livres ; adolescente, elle possédait déjà une bibliothèque très variée, ça allait de Colette à Pagnol en passant par Kerouac, Sartre, Cohen… il m’arrivait enfant d’y prendre un livre au hasard et, un jour, j’ai ouvert Les fleurs du mal, ça a provoqué mon premier choc poétique, j’avais environ douze ans et, curieusement, il me semblait en comprendre intuitivement quelque chose. Par la suite, j’ai étudié les Lettres modernes et mon deuxième choc, je l’ai eu en fac en travaillant avec Jean-Dominique Poli sur René Char, bref, c’est un peu comme ça que la poésie est entrée définitivement en moi. Depuis je lis, beaucoup, tout le temps, très peu de romans, principalement de la poésie, de la philosophie ou des ouvrages de théorie littéraire.
Quelles sont vos inspirations littéraires ?
Ma poésie contient des inspirations multiples, je peux trouver chez des poètes classiques ou contemporains, chez des poètes étrangers également, une phrase, un mot, une idée qui va m’ouvrir une porte, mais quand j’écris j’essaie cependant d’être moi-même, un moi sur lequel se sont imprimées pêle-mêle des expériences, des lectures, des rencontres… La musique m’inspire, la philosophie aussi, la pensée d’Héraclite imprègne toute ma poésie. La Bible m’interpelle particulièrement, de par son rythme, sa syntaxe, le mouvement ondulant de la parole dans l’écriture, sa force fluide… Toutes mes lectures m’habitent mais peut-être que celles des surréalistes ont laissé des traces plus sensibles. J’aime les rapprochements inattendus d’Éluard, l’alliance des inconciliables, la poésie charnelle et volcanique de Joyce Mansour, l’abrupt de Char, ce qui ne se donne pas facilement, qu’il faut aller chercher. Je crois aussi comme Breton à une force inconsciente dans l’écriture qui fait que les mots précèdent l’auteur. Je ne pratique pas l’écriture automatique mais je laisse souvent les mots me dépasser, certains jaillissent et trouvent un écho dans une immédiateté déconcertante comme par miracle.
Quels sont les recueils parus ?
J’ai publié après L’ochju, sept recueils poétiques : Altérations, avec le peintre Chisà, (2014), D’écorce et de brume d’écume et de braise, avec Catherine Medori, en 2015. Deux recueils bilingues (corse/français), À l’iridescence (avec le peintre Stéphane Javier) et Ma béance ta demeure (traduit par Stefanu Cesari). En 2020, j’ai écrit Images latentes & Un peu plus de deux mois, avec les photos de Claude Giannini. En 2022, Les cloisons souples (prose poétique). Tous disent les effacements et les apparitions, les évanouissements, les oublis, les résurgences, ce qui se perd et ce qui revient hanter la mémoire, ce qu’on supprime dans un texte et qu’on entend encore, le visible et l’invisible. Le thème du regard, relie aussi tous mes livres, car finalement on entre toujours dans le poème par le regard, l’œil transforme le monde en écriture, et c’est par l’œil qu’elle circule du poète aux lecteurs qu’elle se fraye un chemin et se poursuit.
Mon dernier livre qui vient de paraître : Liturgie des orbes, dans les plis des 7 vies du serpent, évoque la mutation poétique, la mienne, mais aussi celle de la poésie en général qui je crois vit actuellement une crise du langage, se disloque et peine à s’incarner. Ce livre dit la difficulté qu’il y a à créer du nouveau tout en restant ancré dans ce qui nous a construits. Bien sûr l’écriture est vivante, mue, se renouvelle, mais je pense que si le poème ne veut pas se perdre de vue, il doit s’écrire depuis son lieu propre, le terreau à partir duquel il devient et reste lui-même. C’est toute la difficulté qu’il faut surmonter, faire évoluer le poème tout en s’assurant qu’il demeure poème, et que les débris du langage fassent semences plutôt que poussières.
D’où vient l’idée de la création d’une revue littéraire corse ?
À l’origine de Spirla, il y a un désir profond de créer un support d’échanges, de création et de réflexion et ça fait plusieurs années que j’y pense ; parce que les revues, sont pleines de surprises, d’émergence d’idées, mais il ne faut pas se mentir, aujourd’hui, éditer une revue papier c’est un peu comme éditer de la poésie c’est beaucoup d’investissement et ça ne produit pas vraiment de gains, pourtant ça reste essentiel, parce qu’on veut justement qu’il existe encore de ces choses qui sont faites par passion et qui nous enrichissent humainement. On peut dire qu’une revue littéraire est un objet de résistance, dans un monde où n’a d’intérêt que ce qui s’achète et se vend, elle subsiste et témoigne du fait qu’il existe encore des personnes prêtes à donner de leur temps pour le partage des idées et des pensées. Donc au final, si ce projet a pu se réaliser c’est grâce à la complicité d’amis et d’artistes bénévoles, on a pu former une équipe, s’organiser et se lancer.
Quelle est sa ligne éditoriale ? Comment se définit-elle ?
Avec Spirla, nous ne venons pas contrarier mais compléter une offre déjà présente sur l’île car nous proposons une manière différente d’aborder les arts et la littérature, il s’agit pour nous d’inviter auteurs et artistes de diverses régions, sans distinction de genres, à s’exprimer autour d’un même thème, dans le n°1 c’est : La courbe. C’est une revue donc qui prône la diversité, qui mêle des nouvelles voix à celles d’artistes confirmés. Nous souhaitons montrer que chaque artiste, qu’il soit professionnel ou amateur, peut s’exprimer et de manière différente sur un même thème tout en offrant quelque chose de beau à lire ou à voir, on veut ainsi initier un dialogue, un échange multidisciplinaire et multigénérationnel. C’est pourquoi, nous avons choisi Spirla comme nom pour notre revue, l’épingle à nourrice symbolise bien cette idée d’attacher ensemble des idées et créations diverses pour en faire un tout, une étoffe commune. Ce modeste objet sert à relier les tissus/textes et à la différence de l’anneau par exemple, l’épingle n’est pas définitivement close, elle peut s’ouvrir, elle rassemble sans enfermer, elle représente une couture éphémère, un assemblage provisoire, une ébauche, elle envisage… elle initie un devenir, un possible. C’est comme ça que nous imaginons notre revue, comme une fabrique à idées, nous aimerions qu’elle accueille un patchwork d’énergies et qu’elle soit révélatrice de projets à venir, qu’elle fasse émerger des liens, qu’elle fasse advenir. La revue est éditée par Arzilla et est semestrielle (mars-septembre). Elle se compose de 3 volets, une partie consacrée aux artistes sélectionnés suite à un appel à textes et images lancé sur le web, une partie poésie et arts, avec des inédits, des chroniques, des interviews, des portraits et une partie articles de réflexion, ça peut être un regard philosophique, sociologique ou même psychanalytique sur le thème en question.
Propos recueillis par Laura Benedetti
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