Déborah Casamatta : La danse comme humanité

Après vingt ans d’une carrière marquée par l’excellence et la passion, au sein du Groupe Urbain d’Intervention Dansée (GUID) du Ballet Preljocaj, à faire découvrir la danse contemporaine au plus grand nombre dans le monde entier, la danseuse corse Déborah Casamatta entame un nouveau chapitre de sa carrière sur sa terre natale. Une étape placée sous le signe du renouveau, mais toujours guidée par sa passion profonde pour la danse et son désir de transmettre.

Par Karine Casalta
Photographe Isabelle Gambotti

La danseuse en effet participé à sa dernière représentation au sein du ballet Preljocaj le 18 octobre dernier, après avoir sillonné les routes pour présenter près de de soixante-quinze spectacles depuis début mai. Un dernier spectacle intensément chargé en émotion pour la jeune femme qui voue une passion sans réserve à la danse depuis toujours. « J’ai retracé d’un coup vingt ans de travail, de métier ! » Avec un rythme de près de 10 heures de travail par jour, cinq jours sur sept, le moment lui semblait en effet venu, après toutes ces années de spectacles en tant qu’interprète, d’aller vers autre chose. D’autant que maman d’unpetit garçon de trois ans, elle souhaitait aussi avoir plus de temps à lui consacrer. « Je vais avoir 40 ans au mois de mai et là mon corps me dit stop. Je vais, continuer à danser et faire des choses avec le ballet mais plus sur ce même rythme de vie. Mais je resterai reliée au ballet toute ma vie ! »

Une passion débordante qui la suit depuis sa plus tendre enfance

C’est à huit ans, à Porto-Vecchio où elle a grandi que la danse a fait irruption dans la vie de Déborah, révélant un moyen d’expression aussi puissant qu’inattendu. Cette découverte, offre alors à l’enfant timide qu’elle était une manière de donner vie à ses émotions par le mouvement. Et la danse est très vite devenue pour elle une voie d’expression et un langage libérateur.

À treize ans, déjà passionnée, elle intègre le jeune ballet corse dirigé par Patricia Portal à Ajaccio, rejoignant des danseurs de toute l’île pour des répétitions intensives un week-end sur deux et la moitié des vacances, avec des chorégraphes qui venaient de partout. Une expérience, riche d’apprentissage et de rencontres, et un avant-goût de l’esprit de communauté propre aux compagnies de danse. « À l’occasion de nos déplacements, on dormait chez les uns ou les autres, à Corte, à Porto-Vecchio, à Bastia. On était déjà dans l’humain, dans la construction du fonctionnement du danseur de compagnie. Ça allait au-delà de la danse. Ça a participé à ma construction et ma sensibilisation. C’était très beau ! » Elle se passionne alors pour cette discipline artistique au point de vouloir quitter l’île, pour la pratiquer intensément « j’avais cette ambition très profonde d’en faire mon métier et en même temps sans vraiment savoir où j’allais ». À l’âge de quinze ans, elle part ainsi bientôt à Marseille pour intégrer l’école de danse Colette Armand et rentrer en seconde en cursus danse études. « Je remercie encore mes parents aujourd’hui d’avoir osé me laisser si jeune faire tout ça ! »

Guidée par une détermination sans faille et une sensibilité artistique profonde

Mais l’éloignement de la Corse, l’internat chez les sœurs où elle rentrait le soir, la difficulté de se retrouver seule à gérer les études le matin, les cours de danse l’après-midi lui pèsent. « Cette année de sport études a été une année très difficile. » Néanmoins la jeune danseuse persévère, poussée par la conviction qu’elle doit tenir bon pour poursuivre son rêve. Installée par la suite en famille d’accueil, elle y trouvera un peu de réconfort, et continuera ses études à distance avec le CNED avant de rejoindre à seize ans et demi, l’école Epsedanse à Montpellier, pour une formation intense de trois ans, dédiée à la scène. Là, la danse envahit ses journées, un tourbillon entre classique, jazz, contemporain, ateliers et créations. Elle se sent enfin à sa place, nourrie par des rencontres et une effervescence artistique qui réveillent sa sensibilité d’artiste. Portée par sa volonté sans faille et la discipline rigoureuse qu’elle s’impose et qui l’accompagnera tout au long de sa carrière, elle trace son chemin. À dix-neuf ans, elle intègre la compagnie d’Anne-Marie Porras, qui lui offre alors de faire sa première tournée à Tahiti, et marque son entrée dans le monde artistique professionnel. 

« Finalement, c’est cette vie, ce métier qui m’ont construite. Ces études aussi et en même temps avec cette liberté folle. Parce que le milieu artistique était là, avec toutes les ouvertures possibles et inimaginables. »

Forte de cette expérience, elle tente bientôt une audition pour rejoindre le ballet d’Angelin Preljocaj, admirative du travail du chorégraphe, et malgré un premier échec deux ans plus tôt. Sa persévérance sera payante puisque c’est finalement lors de cette seconde tentative, à 21 ans, après une sélection drastique, qu’elle est acceptée. « C’était magnifique, une joie intense, parce que dès le départ, ça a toujours été le contemporain qui m’attirait. Pour son ouverture, sa richesse… ça réunit tout : le classique, le jazz, les énergies fortes et puissantes, la douceur, les faits d’aujourd’hui, qu’ils soient liés au cinéma, à la littérature, à la poésie, à la musique, ou encore le lien à soi-même, son identité, sa culture, pour moi, c’est tout ça à la fois ! »

« Finalement, c’est cette vie, ce métier qui m’ont construite. Ces études aussi et en même temps avec cette liberté folle. Parce que le milieu artistique était là, avec toutes les ouvertures possibles et inimaginables. »

Partager et transmettre sa passion pour la danse

Commence alors une longue aventure avec le ballet Preljocaj, qu’elle intègre au sein du Groupe Urbain d’Intervention Dansée (GUID). Sa mission : sensibiliser le public à la danse contemporaine, et amener cet art là où on ne l’attend pas, en présentant des extraits de chorégraphies d’Angelin Preljocaj dans des lieux inattendus, de l’Europe à l’Afrique, des prisons aux théâtres en passant par les cours d’écoles, les gares et les places de marché. Un travail de transmission qui, l’incitant à partager son amour de la danse avec tous, résonne en elle. « J’ai atterri là au début, un peu par hasard. Et j’ai commencé à avoir un amour fou pour la sensibilisation. C’était viscéral en fait pour moi de donner ça, parce que moi aussi je suis venue à la danse un peu par hasard. Puis rapidement, j’ai fait également partie de tous les projets pédagogiques liés à la sensibilisation avec Angelin. »

Un parcours qui la mènera ainsi à vivre des expériences fortes aux quatre coins du monde, des scènes américaines aux quartiers de Marseille, du Mali au Cambodge. Car le Centre Chorégraphique National-Ballet Preljocaj a un cahier des charges à remplir et se doit en effet de sensibiliser et produire un certain nombre d’œuvres chaque année. « C’est ainsi une soixantaine de créations, 30 danseurs permanents et près de 120 représentations par an en France et dans le monde entier », précise-t-elle. Avec toujours à la clé, des rencontres, humaines et culturelles qui nourrissent son art et sonenvie de transmettre. « Faire de la transmission d’une œuvre, de la transmission de l’art en général, sensibiliser, c’est être dans l’humain, c’est ce qui m’anime profondément. Transmettre par ce qu’on est en tant qu’artiste, c’est tout ça qui m’a guidée. »

Une vie intense qui s’accompagne néanmoins de difficultés, de moments de doutes, d’angoisse, et de souffrances physique et psychologique, qui l’ont conduit parfois au bord de l’épuisement mental. « Tout en étant au sein du ballet, rien n’est jamais acquis », tient-elle à souligner. « Je suis intermittente du spectacle, la compagnie peut décider à tout moment de ne plus travailler avec moi. Or, j’avais quand même ce désir profond de continuer avec Angelin Preljocaj. Ça a donc toujours été beaucoup de pression, ça n’a pas été un long fleuve tranquille. Même s’il y a une réelle confiance qui s’est installée au fil du temps avec Angelin et Guillaume Siard, l’assistant directeur du ballet. Cela demande en permanence un dépassement de soi important pour montrer qu’on a envie de rester là ! Par bonheur, le travail avec les autres danseurs du groupe a toujours été porteur parce qu’il y a toujours des équipes formidables et des rencontres, avec des danseurs qui viennent du monde entier : espagnols, italiens, australiens, canadiens, albanais… Et puis on est là dans le rapport de corps, qui amène quand même des liens forts. Et tout ce qu’on vit émotionnellement, ça aussi, c’est très fort et très porteur ! »

L’aspiration à un nouvel équilibre entre vie de famille en Corse et de nouveaux projets artistiques

Une force et une sensibilité artistique qu’elle alimente aussi en puisant dans un équilibre familial qu’elle a su se construire. « À 36 ans, j’ai ressenti l’importance d’avoir un enfant et d’être présente pour lui. J’ai ralenti le rythme. Ça a été un choix délibéré de lever le pied pour consacrer plus de temps à ma famille. J’ai diminué les projets pédagogiques, les tournées, et globalement les engagements professionnels. Mais en même temps, c’était important aussi pour moi qu’il me connaisse en tant que danseuse. C’était important qu’il voie tout ça. Ainsi, mon fils est devenu un petit voyageur ; il m’a accompagnée entre Aix, la Corse, Paris, s’adaptant parfaitement à cette vie en mouvement. Il faut dire que j’ai eu un soutien précieux de ma mère, une véritable super nounou, présente à chaque instant pour m’aider. Je lui dois énormément, car c’est grâce à elle que j’ai pu faire tout cela. Cet équilibre familial est inestimable pour moi. Et pour mon fils. Et j’espère qu’il touchera lui aussi un jour à un art, quel qu’il soit. Je souhaite qu’un art puisse l’accompagner dans sa vie, car cela ouvre des perspectives, abolit les barrières. L’art ajoute une dimension de rêve, une connexion à soi et aux autres qui sont essentielles. Être touché par l’art développe la sensibilité et l’empathie, des qualités humaines fondamentales. C’est cette sensibilité que je souhaite lui transmettre. » Un équilibre qu’elle trouve aussi dans ses racines et son ancrage en Corse, où elle est toujours venue se ressourcer. Car son attachement profond à l’île ne l’a jamais quitté. Et c’est là, qu’elle souhaite que son fils grandisse.

« L’art ouvre des perspectives, abolit les barrières, ajoute une dimension de rêve, une connexion à soi et aux autres qui est essentielle. Être touché par l’art développe la sensibilité et l’empathie, des qualités humaines fondamentales. »

C’est ainsi qu’installée aujourd’hui à Ghisonaccia, auprès de sa famille, que la danseuse aspire désormais à se consacrer à de nouveaux projets artistiques. Transmettre, créer, et continuer à danser autrement : pour Déborah, la fin de cette aventure n’est qu’un nouveau départ.

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