On appelle «ne» explétif l’adverbe «ne» que l’on utilise sans
que sa présence soit obligatoire. Pour Lacan, le «ne» explétif fait apparaître le désir du sujet de l’inconscient dans un énoncé conscient : mais en Corse, du fait de l’insularité, il y a «collage» de l’énoncé conscient et de l’énonciation inconsciente, la fonction du «ne» explétif s’en trouve du coup remaniée.
Si vous dites « je crains qu’il ne vienne » au lieu de : « je crains qu’il vienne », les énoncés conscients ont le même sens mais le recours au «ne» explétif révèle sous l’énoncé conscient l’énonciation inconsciente du sujet qui s’exprime et qui tout en disant la craindre désire la venue du tiers redouté. Cette tournure de langage vient témoigner de la façon dont le moi, siège de la conscience mais aussi lieu des manifestations inconscientes, s’est constitué grâce à la négation. Le «non» apparaît relativement tardivement dans le développement de l’enfant: avant de trouver sa formulation verbale avec l’accès au langage, il connaît une première expression à partir du sixième mois de la vie dans le schème des mouvements de la tête du nourrisson qui se tourne ou se détourne du sein de la mère au moment et après la tétée (René Spitz) dans un mouvement céphalogyre: c’est la raison pour laquelle, de façon universelle, le non s’exprimera par un mouvement de tête de gauche à droite. Avec l’accès au langage, le «non» devient le symbole du début de l’activité de jugement par la pensée et de l’activité de représentation. Le moi au début indifférencié va se séparer en « moi-plaisir originel » en s’attribuant tout ce qui obéit au critère du «bon» en le liant au- dedans et au moi par un mécanisme d’introjection et va rejeter au dehors tout le «mauvais» qui ne lui convient pas. Ensuite, l’activité de pensée va s’exercer à l’occasion d’une épreuve de réalité qui consiste à rechercher par perception dans la réalité matérielle extérieure l’existence de quelque chose de comparable, d’approchant à ce qui a été introjecté et est représenté en tant que réalité psychique.
Tendance à la destruction
Cette activité de jugement de ce qui existe dans la réalité extérieure et comparable à ce qui a été perdu, introjecté comme «bon» au-dedans et représenté dans la réalité psychique, se fait par tâtonnement (selon Françoise Dolto les mains deviennent alors un nouveau «sphincter humanisé »). C’est ainsi que se met en place un « moi-réalité » définitif : il a permis une différenciation de l’intérieur et de l’extérieur, l’intérieur nécessitant un processus d’affirmation, de liaison des pulsions par jugement d’attribution à l’appui d’un mécanisme d’introjection, l’extérieur une désintrication des pulsions par expulsion et projection ; le «non», la négation, devient le symbole de cette tendance à la destruction. Lorsqu’ensuite, en subissant l’attraction d’un refoulé originaire, des pensées deviendront inconscientes par refoulement, le «non», indépendant du refoulé et de l’inconscient (aucun «non» ne provient de l’inconscient dira Freud, et dans l’inconscient les contraires sont des équivalents), permettra néanmoins le retour dans le moi conscient d’une pensée refoulée sous une forme négative: c’est la dénégation, dont le «ne» explétif est en quelque sorte une forme minimale.
Particularisme insulaire
Mais si l’on suit Charles Melman, la situation d’insularité crée un «collage» des énoncés conscients avec l’énonciation inconsciente (un « sinthome » en terminologie lacanienne) : par exemple dans la Corse traditionnelle, dès lors que tel sujet était situé dans des systèmes de parenté et d’affiliation clanique identifiés, chacun pouvait prévoir sa réaction devant une situation donnée, (« l’énonciateur est en excès »). De ce fait, le «ne» explétif perd relativement en Corse sa fonction de permettre l’admission dans le conscient d’une pensée refoulée sur un mode négatif. Selon le dictionnaire de Mathieu Ceccaldi : « La particule ne peut être explétive ou marquer un allongement: é cusïne, c’est ainsi, dammi quëne, donne-moi celui-ci.(…)»; et selon la grammaire corse d’Yvia Croce : « Dans le langage populaire, et parfois en poésie, on ajoute cette particule explétive à la fin de certains mots d’une ou deux syllabes et de quelques formes verbales : exemples : parlu a te(ne), a me(ne) un m’ha dettu nulla, chè(ne), magnà(ne), parlà(ne), etc. ». Ou encore : « E tu(ne) ! » Dans ces exemples, la fonction du «ne» explétif opère comme mise à distance de l’interlocuteur et exprime l’impatience et surtout la réticence: un affect lié à un contenu de pensée «mauvais» appartenant au sujet est projeté sur l’interlocuteur et ainsi désigné sans pour autant pouvoir être réintrojecté.
Symbolisme et imaginaire
Dans une toute autre situation que l’insularité, celle de la psychose, dans laquelle se produit du côté symbolique la forclusion (rejet) de l’opérateur symbolique (Nom-du-Père) qui permet la traduction de la différence des sexes et de la différence des générations en filiation, du côté imaginaire la forclusion de ce qui permet l’accès à une signification du langage qui puisse être partagée avec autrui, le sentiment de réalité ne tient plus qu’au mécanisme d’introjection (symbolique) et de projection (imaginaire) avec autrui, souvent bloqué par ce mécanisme de la réticence: le sujet psychotique critique suffisamment ses processus de pensée délirants, les projette sur l’interlocuteur, mais ne les verbalise pas.
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