Une libération de la parole inédite. Cet été en Corse des centaines de victimes d’agressions sexuelles ont brisé le silence. Sur les réseaux sociaux, dans la rue, à travers un collectif. Avec le mouvement I Was Corsica et Zitelle in Zerga, c’est la société corse qui se regarde en face et qui se fait mal. Avant la reconstruction ?
Par Caroline Ettori
Paris, Hôtel de Ville, nuit du 4 au 5 juillet 2020, 2h30. À quelques heures de la deuxième manifestation qui réunira près de 600 personnes à Ajaccio, c’est là que Laura Paoli-Pandolfi a donné rendez-vous aux volontaires. Direction le quai de la Corse, ça ne s’invente pas. Jusqu’au petit matin, des équipes de colleuses infatigables vont placarder les témoignages et les messages, en corse pour certains, des victimes insulaires sur les murs de la capitale. Les Invalides, l’Assemblée nationale, rue Bonaparte, les petites rues du Quartier latin, les abords de la Tour Eiffel… Les mots y resteront plusieurs jours durant. Une manière d’accompagner « leurs sœurs » dans cette marche pour la justice. « ça a été une expérience incroyable, un véritable moment d’échange et de solidarité entre nous. »
Un mois auparavant, Laura, illustratrice bastiaise installée à Paris, décide avec une amie de créer le compte Twitter I Was Corsica, une déclinaison de l’international #Iwas. « Notre objectif est de recenser tous les témoignages en Corse, de les diffuser ou de les relayer de manière anonyme pour celles et ceux qui le souhaitent. L’idée s’est imposée comme une évidence, spontanément. » Laura se souvient très précisément de ce soir en question. Elle n’est d’ailleurs pas surprise par l’ampleur du phénomène. « Cela couvait depuis plusieurs années. Il y a deux ans déjà, deux victimes avaient raconté leur agression. Je savais qu’il y en avait plein d’autres. Entretemps, le mouvement Me Too a aussi marqué les esprits, les mondes du sport, de la littérature, de la politique se sont progressivement ouverts à ces questions et là, c’était au tour de la Corse. »
La bulle Internet
En quelques heures, des centaines de témoignages, la plupart émanant de jeunes, très jeunes victimes de violences sexuelles affluent sur les fils d’actualité Twitter. Là, elles peuvent enfin s’exprimer. « Ce sont des choses qui sont compliquées à évoquer, et le faire avec ses pairs comme sur les réseaux sociaux où beaucoup de ces jeunes femmes se suivent les unes, les autres, rend cet exercice moins difficile au départ. Elles vont penser que leur parole est plus et mieux entendue par des jeunes de leur âge », relève Francine Grilli, directrice du Centre d’Information des Droits des Femmes et des Familles (CIDFF) de Haute-Corse. Elle poursuit : « Il ne faut pas oublier qu’à la base c’est un traumatisme. C’est l’agression qui va changer la victime. Et chacune va réagir différemment selon son parcours et son histoire. Le phénomène de groupe ne doit pas faire oublier que derrière ces messages, ce sont des individus. Des jeunes gens qui sont dans une souffrance extrême. »
La douleur, le sentiment d’injustice et d’impunité pour les auteurs des agressions, la volonté de dire, de survivre surtout formeront le plus solide des ciments. Et feront voler en éclats la bulle Internet. Pour se retrouver dans la rue. À Bastia d’abord, puis à Ajaccio et Calvi. Les manifestations à l’appel des victimes réuniront plus d’un millier de personnes de tous horizons, hommes, femmes, toutes générations confondues. Des slogans, des cris, des larmes. La peur, la honte qui changent de camp.
Dans la rue et en colère
Elles s’appellent Lina, Scarlett, Anaïs, Océane, Jennifer, Léa et Lena. Âgées de 17 à 22 ans, ces jeunes femmes ont créé le collectif Zitelle in Zerga. Lina Marini, 18 ans, revient sur « ce tourbillon ». « On ne s’est pas trompé. Nous avons touché un point sensible. Il n’y a pas de grand dôme de verre grâce auquel rien ne nous atteint. Dans mon entourage, c’est rare les femmes à qu’il n’est jamais rien arrivé. Et même si Bastia n’est pas la ville du militantisme féministe non plus, beaucoup de monde a été sensibilisé. Il est important qu’on fasse du bruit, partout, de manière positive. Ce qu’on fait est utile, on se soutient, les gens viennent nous dire merci, ça fait trop plaisir. »
Lina fait partie de celles et ceux qui ont témoigné sur Twitter. Elle l’a fait sans trop réfléchir. C’était le moment. Elle avait 15 ans au moment de l’agression. Une connaissance.
« J’étais déjà en phase de reconstruction avant tout ça. J’avais fait la démarche de consulter un psychologue mais je ne l’ai dit à mes parents que récemment. Il y a quelques mois à peine. C’est à ce moment-là que le vrai travail a commencé, ça m’a vraiment aidé de leur parler. Et depuis tout s’est enchainé. Il ne s’est rien passé pendant 3 ans et là, ça n’arrête pas. » Pourtant Lina n’oublie pas. « J’allais hyper mal sans pouvoir mettre des mots. J’étais dans le déni. J’ai fait une dépression, j’étais en situation d’échec scolaire. » Un jour sur Twitter, décidément, Lina tombe sur un témoignage. « Le mot viol m’a frappée. J’ai compris ce qui m’était arrivé à ce moment-là. J’étais en colère. J’ai essayé de me soigner mais les séquelles restent. C’est compliqué. »
Une éducation à refaire
Le parcours d’une victime s’apparente souvent au parcours du combattant : à qui parler ? Comment en parler ? Comment porter plainte ? Quels documents fournir ? Quels soutiens espérer ? Début juillet, les membres du collectif ont rencontré le préfet de Corse, Franck Robine, ainsi que Vannina Saget chargée de la Délégation régionale aux droits des femmes et à l’égalité. « Ce qui est flagrant, c’est que cette rencontre a permis de nous rendre compte que ces jeunes femmes ne connaissent pas les outils, les dispositifs qui existent et qui peuvent les aider. Nous devons poursuivre le travail mené et être plus lisibles. Aujourd’hui, les deux CIDFF, les conseils départementaux d’accès au droit (CDAD), Corsavem, les Centres d’Hébergement et de Réinsertion sociale comptent parmi les structures où les jeunes, les familles peuvent trouver la première écoute. Nous devons leur permettre de trouver des interlocuteurs de confiance. C’est le rôle de notre Réseau », précise Vannina Saget. Les messages, les outils de communication seront par ailleurs retravaillés en collaboration avec le collectif. « On n’a peut-être pas su toucher les plus jeunes. Ces jeunes femmes seront associées aux prochaines actions qui s’inscrivent dans de grands champs que sont l’éducation et la formation. »
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