Périodiquement non seulement des éditorialistes mais des décideurs politiques de premier plan relancent l’idée d’un ensauvagement de ce que serait la société dans laquelle nous vivons.
Par Michel Barat, ancien recteur de l’Académie de Corse
Hier Jean-Pierre Chevènement, plus récemment Gérald Darmanin, tous les deux, ayant été ou étant ministre de l’Intérieur, dénonçaient cet ensauvagement. L’actuel garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti précise que ce terme ne fait pas partie de son vocabulaire habituel. On a d’ailleurs tenté de faire de cette remarque un désaccord inopportun entre le ministre de la Justice et celui de l’Intérieur.
Mais le jour où l’Intérieur et la Justice tiendront exactement le même discours, on pourra s’inquiéter sur la bonne santé de notre démocratie. Le premier a comme mission de combattre l’ensauvagement dans les faits, le second de maintenir l’idéal de l’État de Droit. Quand l’état de droit et l’état de fait se confondent, c’est toujours au profit de la réalité contre l’idéal, donc de la violence réelle contre l’idéalité du droit.
Aujourd’hui, c’est le président de la République qui fait de l’ensauvagement des réseaux et des inégalités produites par l’économie contemporaine les causes de la montée de la violence. Mais au fait qu’entend-on par ensauvagement, qui est un néologisme. On « s’ensauvage » quand on quitte l’état social pour rejoindre l’état de nature.
L’illusion du « bon sauvage »
On suppose en parlant ainsi que le concept rousseauiste de « bon sauvage » est une illusion et avec Hobbes que l’état de nature est plutôt un état de guerre permanent de chacun contre tous et de tous contre chacun où « l’homme est un loup pour l’homme ». Penser ainsi, c’est en fait se tromper sur la philosophie politique de Rousseau. Rousseau n’a jamais cru à l’existence du « bon sauvage ». C’est une hypothèse d’école : l’homme à l’état de nature est l’homme à qui on a intellectuellement ôté tout ce que la société lui a apporté, un tel homme n’aurait pas l’usage du langage et vivrait radicalement seul.
Un tel homme n’existe pas et n’a jamais existé. Il en va de même pour Victor de l’Aveyron, « L’enfant sauvage », comme le nommera le docteur Itard à qui il a été confié après avoir été trouvé en 1797 dans une forêt. Lucien Malson publiera et commentera les écrits d’Itard et poussera à réfléchir sur le constat de ce médecin qui a accueilli Victor : « L’homme en tant qu’homme, avant l’éducation, n’est qu’une simple éventualité, c’est-à-dire moins même qu’une espérance. »
L’éducation socle de l’humanité
Hors de l’éducation point d’humanité, et, si on lit attentivement Rousseau, même pas de bon sauvage puisqu’il n’existe pas mais une brute dans une société balbutiante proche de la barbarie. Mais la brute dans une société à peine policée ne saurait être bonne mais bien au contraire dangereuse. Contrairement à ce que serait « le bon sauvage » elle ne se contente pas d’obéir à l’amour de soi qui est tout simplement la persévérance dans l’existence, mais fait de l’amour-propre le ressort de son action. L’amour-propre peut aller jusqu’à mettre en cause la persévérance dans l’existence au nom de l’image que se fait l’autre de moi-même.
Cet amour-propre fait désirer un objet non pas parce qu’il serait bon pour moi mais parce que les autres le désirent. Dans une économie développée, ce n’est plus l’utilité qui fait le prix mais la convoitise des autres. En un mot l’amour-propre régit les relations entre les hommes par la jalousie.
Péché d’orgueil
Par ce désir que mon désir l’emporte sur celui de l’autre, par cette volonté sans limite de reconnaissance de la puissance : les relations interhumaines sont d’abord celles de la domination. Rousseau n’a fait que retrouver l’idée du péché originel qu’est le péché d’orgueil, sans lequel l’homme ne serait pas l’homme.
Seule l’éducation peut renverser la brute de la société première et faire du « bon sauvage »non plus l’illusion d’une fausse réalité mais l’idéal du bon civilisé.
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