La nouvelle grille de lecture de la société
A six mois de l’élection présidentielle, la France renvoie l’image d’un pays convalescent après 18 mois de crise, en proie à des transformations radicales qui viennent percuter une unité déjà vacillante. Mais au-delà de ce portrait froid, comment nos émotions viennent-elles modifier l’analyse sociologique du pays ?
Par Vincent de Bernardi
Dans L’Archipel français, Jérôme Fourquet avait déjà dépeint une nation multiple et divisée, et souligné que l’offre politique comme le paysage électoral s’étaient adaptés aux nouveaux clivages économiques et sociaux. Avec La France sous nos yeux paru aux éditions du Seuil, coécrit avec Jean-Laurent Cassely, il dresse le portrait d’un pays désindustrialisé, transformé en vaste zone de chalandise, une France des grandes surfaces et des entrepôts, des métropoles désirables et des territoires anonymes. La pandémie n’y est pour rien. Elle n’a fait que révéler un processus déjà en marche.
Trois exemples en témoignent. Ils sont édifiants. Entre 1995 et 2013, Alcatel, fleuron français des télécommunications, ferme pas moins de 17 usines sur le territoire ouvrant des plaies béantes dans la plupart des zones concernées, au nom d’une vision du marché suicidaire. Entre 1980 et 1990, Intermarché se déploie au rythme délirant de deux ouvertures par semaine, redessinant, comme tous ses rivaux distributeurs, les abords des villes, transformant les flux de transports, améliorant le pouvoir d’achat des classes modestes, modifiant radicalement les codes de l’alimentation.
Le dernier exemple, c’est ce que l’on pourrait appeler « la France d’Amazon ». En quinze ans, l’emploi dans le secteur de l’entreposage et de la manutention a augmenté de plus de 50%.
Nouvelle grille de lecture
Dans une autre approche, assez complémentaire, l’historien Pierre Rosanvallon explique les fractures qui traversent la société française en s’attachant aux émotions des Français. Dans Les épreuves de la vie ; Comprendre autrement les Français, paru également aux éditions du Seuil, l’historien s’attache à passer du macro à la micro.
Pour lui, aucune théorie n’est aujourd’hui suffisante pour décrire les bouleversements à l’œuvre, à saisir les mouvements sociaux. « Il faut appréhender le pays de façon plus subjective » pour « comprendre la place majeure qu’occupent dans notre société le ressentiment, l’indignation, la colère, l’amertume, l’anxiété et la défiance », souligne -t-il. Les sentiments de mépris, d’injustice, de déclassement constituent pour lui une nouvelle grille de lecture de la société française.
Succès des populistes
Certains objecteront la grande subjectivité de cette approche fondée sur l’analyse émotionnelle que l’outil statistique n’est pas capable de mesurer.
Seuls les populistes « ont compris le rôle central qui est joué désormais par les émotions », estime l’historien. Rentiers du ressentiment, ils se sont fait les champions des affects. Ils mobilisent ces ressentis non vers l’action, mais vers la colère sans jamais apporter de réponses à ces questions.
Les populismes ont du succès partout dans le monde parce qu’ils ont compris l’importance des émotions qu’ils manipulent. On ne voit pas chez eux de force de reconstruction de la société. « On n’a jamais vu chez un Donald Trump un appel au respect, à la dignité, à davantage de justice. Il a simplement mobilisé la société en construisant le ressentiment, la haine vis-à-vis des élites et des démocrates ».
Le modèle corse
Et qu’en est-il de la société insulaire ? Dans un essai au titre provocateur La Corse et le problème français, paru chez Gallimard, Charles-Henri Filippi convoque l’histoire pour décrire le mal corse, vu d’abord comme un mal très français. La mondialisation a cassé les frontières et la montée du droit de l’individu a malmené le projet républicain. « Entre les deux, une communauté identitaire devient d’autant plus attirante qu’elle se reconnaît simplement par la géographie et la culture », précise l’auteur.
Dans ce contexte, le nationalisme corse – d’inspiration autonomiste, « n’est ni une surprise ni un choc, mais une forme d’adaptation aux bouleversements du monde », précise Charles-Henri Filippi pour qui « la Corse, secouée plus tôt par la grande remise en cause du modèle français, peut-être plus mûre que la nation dans son ensemble pour se donner un nouvel élan ».
A la veille du scrutin présidentiel, ces trois grilles de lecture sont passionnantes pour comprendre ce qui se joue et agir de manière éclairée.
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