La décision de Total-France d’une ristourne durant un trimestre de dix centimes d’euros par litre de carburant est en saine logique appréciée par les consommateurs. En contrepoint, elle met à mal les concurrents insulaires, qui n’ayant pas la même surface financières et une logistique similaire, ne peuvent suivre cette guerre des prix. À terme, le risque est patent pour l’organisation de la distribution locale, avec en corollaire la fermeture de nombreuses stations-service dites de proximité.
Par Jean Poletti
Les automobilistes sont légitimement ravis de cet effet d’aubaine. Jusqu’en mai, ils pourront se ravitailler à moindre frais dans l’un des cinquante points de vente à l’enseigne Total. Revers de la médaille, l’opération du grand trust, qui a engrangé quelque seize milliards de bénéfices, ne grèvera nullement ses comptes. Il en va différemment, ici plus qu’ailleurs, pour les concurrents n’ayant pas la même amplitude logistique et une trésorerie plus modeste. Sans entrer dans l’énumération exhaustive, on peut citer Vito-Corse et Ferrandi-Esso. Ils ne pourront pas suivre cette offre commerciale, qu’ils apparentent à une déclaration hostile teintée de concurrence déloyale.
À l’évidence cette opération, limitée dans le temps, pourrait bien déréguler le marché insulaire contraint. Et désarçonner ainsi, les distributeurs et détaillants moins nantis. Avec les conséquences sociales et du maillage territorial qui en découleraient. Sans préjuger de la faillite des pompistes indépendants, ou gérants d’enseignes modestes.
Au-delà du factuel qui tel Janus a deux visages, il convient de noter que l’opération « guerre des prix » qui ne dit pas son nom porte le sceau des dérives d’un libéralisme exacerbé. Il s’engouffre dans les carences de la puissance publique.
La campagne des cent jours
Car sauf à être un béotien perpétuel, rien n’interdit de penser que la philanthropie n’est pas le carburant principal du puissant groupe pétrolier qui a initié une stratégie du coup de pompe. D’aucuns sont fondés à imaginer que sa perspective nourrit aussi l’espoir à terme de fidéliser une nouvelle clientèle, qui durant cent jours aura pris l’habitude de converger vers ses enseignes.
La pratique n’est pas nouvelle. Elle procède d’une stratégie valable dans ce domaine comme dans bien d’autres. En bannissant tout procès d’intention, rien ne fait obstacle dans certains esprits de penser que derrière l’altruisme sommeille la quête de futurs profits.
Dans l’intervalle des labels écartés à leur corps défendant se trouvent au pied du mur. Dans l’impossibilité de faire sinon plus, à tout le moins autant, sans risquer de fragiliser leurs trésoreries. Ils seront les témoins impuissants de l’exode des usagers traditionnels vers d’autres offres plus alléchantes du ravitaillement en or noir.
Cela peut engendrer de fâcheuses conséquences. Notamment des détaillants, propriétaires ou gérants contraints de mettre la clé sous la porte, laissant sur le carreau nombre de salariés. Combien en effet auront les possibilités financières et budgétaires de tenir un trimestre avec des ventes en deuil du gas-oil ou de l’essence ? D’autant que ces produits, sans être d’appel, permettent en corollaire du plein d’un réservoir d’acheter divers articles qui trônent désormais sur les présentoirs de toutes les stations. Rurales ou citadines. Un manque à gagner d’envergure. Une double peine pour ceux dont la marge bénéficiaire des carburants n’excède fréquemment pas en net deux ou trois centimes du litre.
Le sommeil de l’État
Voilà qui nous conduit inévitablement au nœud gordien de la problématique. Sur un plan général, il conviendrait une fois pour toutes de tordre la fausse vérité d’un prix du baril onéreux. Dans notre pays les taxes représentent, au bas mot, la moitié du prix que doit acquitter l’automobiliste. Dans ce droit fil par quelle curieuse alchimie dans l’île faut-il débourser davantage que sur le continent malgré une fiscalité avantageuse ?
Un groupe spécialement constitué analyse et cogite sur ce mystère. Gageons qu’il fera mentir Clemenceau qui disait fréquemment que pour enterrer un problème il fallait créer une commission !
Mais a-t-on besoin de tout ce docte aréopage ? Par quel obscur cheminement intellectuel, ce qui est en vigueur en Outre-mer ne peut l’être chez nous ? Là-bas, les prix sont bloqués dans le cadre du décret Lurel, du nom de ce parlementaire de Guadeloupe. Mais dans une sorte de distorsion politique, ce qui est évidence dans certains territoires devient utopie dans d’autres.
L’inertie de la puissance étatique, sa lecture divergente au gré des situations laisse le marché agir à sa guise. L’exemple des carburants est un authentique cas d’école. Sans jeter la pierre à la firme Total, il serait sain de s’interroger, sans fards ni atermoiements, sur la chronique des déboires annoncés pour ceux qui tout au long de la filière subiront de plein fouet un dispositif passager.
Le coup de grâce
D’un mal peut émerger un bien. Le temps n’est-il pas venu pour que Bercy et autres ministères concernés prennent les mesures qui s’imposent afin la Corse ne soit plus un dindon d’une farce qui n’a que trop duré. Prêtant le flanc à des initiatives éphémères, adoubées par les automobilistes, mais qui ne sont que vains palliatifs et cautères sur jambe de bois. Sans extrapoler outre mesure les fâcheuses conséquences économiques et sociales et la plausible disparition des stations de proximité, qui tentent de survivre contre vents et marées. Mais pourraient cette fois elles aussi connaître le coup de grâce.
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