L’anathème sélectif

Edito

Par Jean Poletti

La politique nationale se complaît dans les mâles mouvements de mentons. Au hasard des événements, pouvoir et opposition taisent leurs différences au nom d’une union sacrée, qu’ils disent dictée par la transcendance de la démocratie. Cela paraîtrait louable et sans conteste recevable si l’indignation n’était pas sélective, ignorant certains faits et en accentuant d’autres. Dans une sorte de condamnation à géométrie variable, nos procureurs de salon piétinent allègrement l’histoire ancienne ou contemporaine. Embuant ainsi la sincérité de leurs condamnations. Au-delà de tout jugement de valeur, l’épisode du drapeau en berne à la Collectivité de Corse valait-elle ce flot d’opprobre et le jugement couperet ? Chacun peut comprendre l’étonnement teinté de courroux, fut-il né d’une incompréhension de l’âme insulaire qui rejoint le culte des morts. Mais cela aurait eu un authentique relief si en d’autres circonstances la levée de boucliers eut été similaire. Mais ceux-là mêmes qui se muèrent en pourfendeurs affalèrent joyeusement nos trois couleurs à l’Arc de Triomphe, le remplaçant par la bannière européenne. Le soldat inconnu se retourna dans son linceul, victime posthume du désir élyséen de parapher sa présidence dans l’instance bruxelloise. Que l’on sache, lors de ce changement d’étendard, rares furent les voix qui s’offusquèrent. Et aucune dans le camp ministériel, si prompt ensuite à flétrir l’attitude du président du conseil exécutif et de plusieurs maires. Vérité sur les bords de la Seine, erreur ailleurs ? La question mérite d’être posée au nom de la simple équité, sinon régionale à tout le moins républicaine. D’autant qu’à notre souvenance nul ne poussa des cris d’orfraie lorsque Giscard d’Estaing décréta la mise en berne des drapeaux dans tous les ministères le jour des obsèques de Franco. Ainsi, symboliquement, la démocratie s’inclinait devant la dépouille d’un dictateur, qui prit le pouvoir avec l’aide et le concours d’Adolf Hitler. Étrangement les communistes furent quasiment les seuls à s’indigner. Tandis que dans le giron se réclamant du gaullisme le mutisme était éloquent. Ces différences de réactions s’entrechoquent dans la mémoire collective. Démontrant, par l’exemple et l’absurde, que d’une période à l’autre les condamnations, loin d’obéir à une constance d’airain, épousent l’air du temps. Ainsi le haro généralisé sur l’exécutif régional laisse affleurer la célèbre citation d’Edgar Faure : « Ce n’est pas la girouette qui tourne, c’est le vent. » Comparaison n’est pas raison, mais l’actualité rougie de sang en Ukraine interroge aussi sur la décoration de grand-croix de la Légion d’honneur décernée par Jacques Chirac à Vladimir Poutine. Le nouveau tzar muselait déjà la liberté dans son pays, pourfendait la Tchétchénie et faisait main basse sur l’essentiel de l’économie. Là aussi, ce fut un grand silence dans les rangs. Àl’exception notable de Reporters sans frontières, évoquant à l’époque « une décision indigne de la France ». Aujourd’hui, vingt et un députés réclament que cette distinction soit ôtée à celui qui terrasse un pays et assassine des civils par milliers. Cette requête des parlementaires forgée dans l’élémentaire justice trouvera-t-elle écho favorable ? Restera-t-elle lettre morte ? La crédibilité du pouvoir exécutif sera aussi mesurée à l’aune de cette décision. Car ne pas enlever de la poitrine d’un tyran l’auguste distinction nourrirait le sentiment que les responsables de notre pays sont abonnés aux gesticulations diplomatiques, uniquement dévolues à l’illusoire médiatisation. Les exemples abondent s’agissant du traitement différencié apporté aux soubresauts des époques. Parfois de veine et d’amplitude différentes, ils devraient cependant susciter des réactions similaires. Tel n’est pas le cas. Oubliées les élémentaires doctrines puisées dans les droits de l’homme et du citoyen. Nul socle commun n’édifie une constance. Les contrastes saisissants des objections deviennent le reflet de petits accommodements chez nos gouvernants. Ici la mansuétude, là le châtiment. Il serait vain d’extrapoler outre mesure sur des attitudes antagonistes face à des épisodes aux parentés proches ou lointaines. Toutefois, chacun perçoit aisément que fréquemment l’équité est sacrifiée sur l’autel de considérations contestables. Et que tout esprit critique est pleinement fondé à critiquer. Sinon ce ne sont pas uniquement les drapeaux qui sont en berne, mais aussi et peut-être surtout l’authentique citoyenneté.

Les commentaires sont fermés, mais trackbacks Et les pingbacks sont ouverts.