Précipitations irrégulières et réparties de façon inégale sur le territoire, avant-goût de l’été un peu trop précoce. La sécheresse gagne du terrain à l’échelon insulaire. Décryptage d’une tendance de plus en plus préoccupante et qui pourrait bien annoncer un véritable bouleversement climatique inscrits dans le temps. Il aurait de graves conséquences économiques, mais aussi sociales et pour tout dire sociétales.
Par Véronique Emmanuelli
Faut-il s’attendre à une sécheresse plus marquée cet été ? Il est encore trop tôt pour l’affirmer même si plusieurs éléments orientent le scénario en ce sens. À commencer par une saison « de recharge en eau » largement déficitaire. « Durant cette période qui s’étend, en l’occurrence de septembre 2021 à mars 2022 inclus, le cumul des précipitations n’atteint que 75% de la normale », résume Patrick Rebillout, directeur du centre Météo France d’Ajaccio. En outre, la répartition des pluies dans le temps a de quoi inquiéter selon le météorologue. « Le seul mois excédentaire de cette saison de recharge 2021/2022 est novembre. Tous les mois suivant ont affiché une pluviométrie bien en deçà des normales. Janvier et février ont été très secs sur l’ensemble de la région. » Ce qui aboutit à une conjoncture météo particulièrement remarquable selon lui. « Il faut remonter à 2002 pour trouver des mois si peu arrosés. Le record date de 1989. À l’époque, il n’était tombé que 60% des précipitations attendues », rappelle-t-il.
Le niveau d’enneigement très modeste est un autre fait notable. « Le manteau neigeux n’a pas réussi à se constituer compte tenu de la faiblesse des chutes de neige. Il n’y a quasiment pas de stockage d’eau sous forme de neige cette année. Le 1er mai, il ne restait plus rien de disponible », constate le directeur.
En parallèle, les disparités territoriales sont fortes, durant ces mois propices à la reconstitution des nappes phréatiques. « Il y a une nette différence entre l’est et l’ouest de l’île. En effet, c’est cette seconde portion du territoire avec la zone montagneuse qui ont été véritablement concernées par le manque d’eau, l’équivalent de 40 à 50% des cumuls attendus. Le Fiumorbu, la Plaine orientale, en revanche, présentaient des cumuls à peu près corrects, poursuit le responsable. Autant dire que l’île était plutôt mal en point. »
Pluie d’avril
À partir de mi-mars toutefois, le ciel se couvrira de quelques nuages noirs bienvenus. De quoi redresser à la marge au moins, la situation. « Fort heureusement, nous avons eu à ce moment-là quelques précipitations qui ont arrosé la Plaine orientale et l’ensemble de l’île. Sans cela, le bilan aurait été bien pire. Le temps vire à la pluie en avril aussi. Nous avons eu pas mal de chance car il a beaucoup plu. Sur le relief, nous avons reçu jusqu’à 200 mm de pluie, ce qui représente 200 litres d’eau au m2 », commente Patrick Rebillout. Il y a une bonne nouvelle puis une mauvaise. Sur le littoral, les gouttes sont rares et le déficit de précipitation s’accentue ; 60% de la normale.
La tendance est comparable en mai. Elle inclut une perturbation d’envergure lors de la première semaine du mois, des orages en montagne, et « toujours sur le relief, on récupère entre 60 et 80 mm de pluie ». Sur le littoral ouest en particulier, le ciel reste lumineux la plupart du temps. « Ce secteur va recevoir 20 mm de pluie ce qui est loin d’être suffisant afin de combler un déficit qui se construit depuis 9 mois ». Le début de printemps pluvieux, au-delà de la moyenne cette fois, apportera une légère amélioration. « Entre septembre et mai, nous avons recueilli 630 mm ce qui représente 80% de la normale attendue sur cette période, moyennée sur l’année »,observe le spécialiste.
Dans l’intervalle, les températures se sont aussi adoucies, excepté en octobre et mars mais dans l’intérieur de l’île seulement. Sur le littoral, il a toujours fait plus chaud que la normale. En février, l’évolution équivaut à 2°C de plus que la moyenne.
Ces observations vont de pair avec un indice d’humidité des sols très hétérogène. « S’agissant du relief et de l’intérieur de l’île, nous pouvons poser un diagnostic relativement correct à ce stade de l’année. Même si les choses changent rapidement parce que compte tenu de la chaleur, l’humidité s’évapore très vite »,avertit le responsable Météo France.
Niveau « Vigilance »
Autre lieu, autre ambiance et sols qui commencent déjà à se craqueler. Sur le littoral jusqu’à 300 m d’altitude, de la Balagne à la Plaine orientale en passant par la façade ouest de l’île et le Cap Corse, le « diagnostic est sévère », selon Météo France. Ce qui correspond tout à la fois à une sécheresse « dite agricole », à l’activation par les préfectures de Corse-du-Sud et de Haute-Corse d’un niveau « de vigilance défini dans le plan de gestion des épisodes de pénurie d’eau. Cette décision a pour objectif un suivi de la ressource et un renforcement de la sensibilisation du grand public et des professionnels afin de promouvoir un usage économe permettant d’éviter des mesures restrictives sur la consommation de l’eau », indiquent les services de l’État.
D’autant que les prévisions saisonnières pour juin et juillet anticipent des températures élevées et un temps sec. « Il faut toutefois rester prudent. La Corse est un relief. Par conséquent, ces projections peuvent être déjouées par des orages et des précipitations de nature à atténuer la sécheresse estivale qui est en train de s’installer », prévient-on tout en plaçant au centre des préoccupations un avant-goût d’été, un peu trop précoce. « Chaque année, on se demande s’il a assez plu ou pas. Je pense que le point le plus préoccupant renvoie à l’aridité estivale à laquelle nous sommes habitués mais qui se manifeste désormais avec un temps d’avance. Dans les années 1980-2010, elle débutait au 15 juin et s’achevait au 15 octobre. Si on va vers un réchauffement climatique à plus de 2°C les aridités estivales pourraient d’ici 2040 aller du 25 mai au 25 octobre et à la fin du siècle du 15 mai au 15 novembre. L’indice d’humidité est ce qui va poser le plus de problème s’agissant de l’agriculture, de la ressource en eau », analyse Patrick Rebillout.
Antoine Orsini, hydrobiologiste, maître de conférences à l’université de Corse, membre de différents conseils scientifiques et élu municipal, tire la sonnette d’alarme. La vulnérabilité de la Corse face au réchauffement climatique n’a plus rien d’abstrait depuis plusieurs années tandis qu’alternent à un rythme toujours plus soutenu, « les événements extrêmes tels que sécheresse inondation, vague de chaleur et vague de froid », note-t-il.
La relation avec la hausse des températures est établie de longue date encore. « En l’espace de 40 ans, la température moyenne de l’air a enregistré une hausse de 1,4°C en plaine, de 3,3°C à 1 000 mètres d’altitude et de 5,2°C à 2 000 mètres. Tous les dix ans, on compte 8 journées estivales de plus », énumère-t-il.
Maladies hydriques
Dans sa ligne de mire figurent, entre autres, « des pluies extrêmes dont l’intensité ne cesse d’augmenter », un phénomène « d’évapotranspiration » accru et une sécheresse aux multiples facettes, dans le détail, « la sécheresse météorologique qui se traduit par un déficit de précipitations, la sécheresse édaphique ou sécheresse des sols ou agricole compatible avec un risque incendie élevé »,énumère-t-il. À cela vient s’ajouter des sécheresses hydrologique et géotechnique illustrées respectivement par un étiage – ou période de basses eaux- sévère et un risque de mouvement de terrain. » Les cours d’eau insulaires sont très sensibles aussi au dérèglement climatique. « L’eau disponible dans les cours d’eau a diminué de 20 à 30%. Le régime hydrologique de ceux-ci, de type pluvio-nival-méditerranéen, est modifié à cause de la raréfaction de la neige. »
Le réchauffement des eaux « non seulement stagnantes mais aussi courantes » est un autre effet palpable susceptible de transformer le ruisseau ou la fleuve en bouillon de culture. L’hydrobiologiste est formel, « la hausse de la température de l’eau favorise la prolifération de micro-organismes responsables de maladies d’origine hydrique. Ces affections qui touchent en priorité des populations vivant sur le continent africain menacent de se propager dans les pays du sud de l’Europe ». La preuve par la bilharziose uro-génitale, présente dans les zones tropicales et intertropicales de l’Afrique à l’Asie et diagnostiquée dans l’île. Parmi les grandes menaces sanitaires, le paludisme, chikungunya, dengue, zika… ainsi que les différentes pathologies d’origine hydriques.
L’eau à prix d’or
À l’heure du réchauffement climatique, le moustique tigre a pris ses aises dans l’île et même un peu de hauteur, jusqu’à 800 mètres d’altitude. De leur côté, les parasites tels que puces et tiques survivent de mieux en mieux aux hivers insulaires. Selon Antoine Orsini, la notion de réchauffement climatique doit être intégrée à la problématique énergétique ne serait-ce que parce que « le faible taux de remplissage des retenues gérées par EDF hypothèque le mix énergétique ou l’hydroélectricité représente 22% de la production électrique insulaire ».
La raréfaction observée et annoncée de la ressource soulève, selon lui, des interrogations variées au sujet du prix de l’eau domestique et agricole ainsi que des aliments, d’une possible fracture hydrique sur fond d’inégalités sociales et tarification de l’eau ou encore de la biodiversité et de la résistance des espèces. Chaque jour, ces questions se font plus pressantes aux dires du chercheur. Car on peut envisager pire à brève échéance. « En 2030, le climat de la Corse sera comparable à celui de Cagliari et d’ici 2070 à celui de Tunis », appuie-t-il. Dans ces conditions, il est urgent de « lutter contre les causes du réchauffement climatique afin d’en atténuer les conséquences ».
Une autre gestion
La résistance climatique s’organise en « réduisant l’utilisation des combustibles fossiles au profit des énergies renouvelables », en « stoppant net la déforestation », en « réduisant le risque incendie » et en « plantant des arbres ». La résilience, l’adaptation, la solidarité constituent des principes majeurs appliqués tout à la fois aux « personnes, collectivités, écosystèmes, infrastructures, économie ». La sécheresse présente et à venir se conjugue encore avec une autre gestion de l’eau.
De l’avis d’Antoine Orsini, elle met en jeu, entre autres, une consommation d’eau réduite, la réutilisation des eaux usées traitées notamment pour l’irrigation et la recharge des nappes, le stockage de la ressource, la culture d’espèces méditerranéennes, des cultures en sec, de nouvelles formes d’irrigation et une implication des populations locales dans la gouvernance. Sans doute parce qu’il en va de la survie de tous. « L’eau est le facteur primordial dans le développement des îles méditerranéennes. De grandes civilisations florissantes se sont développées dans les vallées de grands fleuves. La plupart des grandes civilisations anciennes sont qualifiées de “civilisations hydrauliques”. Leur niveau de développement est directement lié à leur degré de maîtrise dans la gestion de l’eau. Inversement, l’affaiblissement de cette maîtrise sociale de l’eau a automatiquement entraîné leur décadence et leur disparition. »
À méditer.
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