Rien ne va plus ou presque. Les tribunaux de commerce sont révélateurs d’un constat inquiétant. Aucun secteur n’est épargné. Si l’artisanat est frappé de plein fouet, pour la première fois les structures employant plus de dix salariés sont aussi lourdement impactées. Ce marasme ampute en corolaire l’emploi productif, contribue à cristalliser le chômage et conforte le spectre de la paupérisation. Ainsi l’économie rejoint le social et des voix s’élèvent, comme à la CFDT, pour revendiquer un autre modèle de société.
Par Jean Poletti
L’économie insulaire est atone. Pis encore elle se dégrade inexorablement. Si sous les cieux hexagonaux la situation n’est pas florissante, des secteurs divers et variés tirent cependant leur épingle du jeu. Mais chez nous la débâcle est générale. Nul domaine n’échappe à la crise. Certaines causes sont objectives. Parmi elles, la présence majoritaire de ce que l’on nomme les très petites entreprises moins résistantes au rétrécissement de la demande. Ou encore une économie qualifiée de captive liée à l’étroitesse d’un marché.
Ces contraintes structurantes, qui s’ajoutent et se superposent à celui de l’insularité, ne sont pourtant pas suffisantes pour expliquer un brutal décrochage. Il se concrétise par de nombreux propriétaires qui baissent leurs rideaux, tandis que ceux qui persistent déplorent des trésoreries à la limite de la défaillance. Au-delà des analyses décharnées, qui par essence et définition ne révèlent pas le vécu, il convient sans verser dans l’exagération de souligner les répercussions sur l’emploi. L’artisan qui renonce devient chômeur. Ceux qui avaient un ou deux employés s’en séparent faute de recettes suffisantes, les contraignant à grossir les rangs de Pôle Emploi. D’autres ne parviennent plus à honorer les dettes à leurs fournisseurs, à leur tour fragilisés. Voilà le constat. Il éclaire d’éclatante manière la corrélation entre monde entrepreneurial et salariés dans une île où les opportunités de retrouver un travail ne court pas les boutiques.
En incidence, s’il fallait encore alimenter une triste réalité, retenons en substance que le commerçant du coin frappé par la mévente réduira drastiquement ses dépenses courantes, participant ainsi à l’étiolement général. Il rechigne à se rendre au restaurant, renonce à l’achat d’un bien de consommation et diffère aux calendes grecques une dépense plus onéreuse. « Je rogne sur tout », confie un professionnel de l’habillement implanté cours Napoléon à Ajaccio. En forme d’amère boutade, il indique qu’il repousse le changement des pneus passablement usagés de son véhicule. Un choix parmi d’autres pour cette personne qui avoue ne pas pouvoir se dégager un salaire depuis plusieurs mois.
Paupérisation ambiante
Telle est la réalité sans fards qu’assombrit, si besoin était, le monde salarial frappé d’une double peine. Celle des salaires globalement moins élevés que la moyenne nationale, tandis que les dépenses contraintes sont plus conséquentes. Dès lors parler de décrochage économique et d’une paupérisation du monde du travail ne semble pas usurpé pour définir une situation qui terrasse notre région. Elle se concrétise par de douloureux effets alliant notamment endémique chômage et emplois précaires, tandis que se déchire et s’étiole le tissu de l’entreprise qui chez nous n’a aucune parenté avec les multinationales et autres habitués du Cac 40 !
Ce bilan qui sclérose et sacrifie une île sur l’autel du mal-vivre porte en germe un sentiment d’injustice et l’impression diffuse ou affirmée d’être laissée-pour-compte. Elle se dit victime d’un retard structurellement historique qui ne décille pas les yeux de la puissance étatique. De tels griefs sont recevables. Pour autant ne doit-on pas faire ici une part du chemin afin de tenter de s’extirper de l’ornière ? N’est-il pas temps de réfléchir à un autre modèle de société ? Certes, il ne s’agira pas de faire table rase du passé, mais à tout le moins effectuer une sorte de révolution de velours qui donne de nouveaux repères et une claire lisibilité d’un avenir source d’essor partagé ? Nul ne conteste l’importance du tourisme. Pour autant miser sur une monoactivité, au demeurant plus subie que maîtrisée, n’équivaut pas à se reposer sur des fragiles lauriers qui risquent de se faner au gré des fluctuations de la conjoncture ?
Dynamisme illusoire
Par ailleurs est-il sain que l’île soit si nantie au niveau du tertiaire et des services ? Dans ce domaine force est de reconnaître qu’on se bouscule au portillon. Et sature la demande qui se heurte à la faible démographie, faisant chanceler la viabilité de l’édifice. Nulle volonté de jeter la pierre mais rien n’interdit par exemple de noter que les boutiques dites d’habillement sont pléthoriques. Dans ce domaine comme dans bien d’autres les statisticiens relèvent régulièrement le nombre conséquent de créations. Une lecture superficielle conduirait à évoquer d’emblée le dynamisme. Mais cette lecture liminaire et superficielle est malheureusement contredite par le taux rapide et très élevé de la disparition de ces structures qui n’ont pas pu accéder à la rentabilité. Voilà le revers de la médaille qui convoque l’évidence. Faute d’une économie aux piliers fiables, de surcroît tributaire de la saisonnalité, d’aucuns tentent l’aventure commerciale. Mirage qui tourne court, tant la concurrence est exacerbée dans un marché restreint et une population au pouvoir d’achat qui se réduit comme peau de chagrin. Mais il est aussi des facteurs pénalisants nés d’un libéralisme à tout crin qu’il conviendra de juguler dans une démarche volontariste d’assainissement. Ainsi comme le souligne en leitmotiv la CFDT-Corsica « Le boom incontrôlé des locations estivales a entraîné une très forte spéculation immobilière qui va empêcher pour longtemps une grande partie de la population notamment les jeunes de se loger décemment, faute de logements sociaux suffisants. » Ou encore la difficile mobilité des salariés vers les lieux de travail en regard du manque de transport collectif, et le prix des carburants. Mais pour ce syndicat une zone d’ombre est prégnante. « Le dialogue social est quasi inexistant au vu de la petite taille des entreprises qui n’hésitent pas à scinder artificiellement leur entité pour ne pas franchir les seuils d’effectifs déclenchant la mise en place de l’instance de représentation du personnel. »
Hécatombe commerciale
Tous ces éléments disparates et parfois antinomiques se superposent et s’imbriquent pour creuser le sillon du non-développement. Il cristallise un cercle vicieux n’épargnant pas, tant sans faut, les « patrons ». Les tribunaux de commerce sont le pouls et les révélateurs d’un mal qui s’accentue.
Ainsi les juges consulaires de Bastia ont formulé près de huit cents injonctions à payer, soit une hausse de près de quarante pour cent par rapport à l’année précédente. Un chiffre qui indique mieux que longues digressions que nombre de débiteurs ne peuvent plus honorer leurs dettes envers leurs fournisseurs, l’Urssaf ou les organismes de retraite. Voilà qui reflète l’ampleur des trésoreries défaillantes. Pour Jules Filippi président de la juridiction « Un plafond de verre a été franchi avec plus de soixante-six pour cent d’ouvertures de redressements et de liquidations judiciaires entre 2O20 et 2022. » Pis encore. Au-delà du nombre, la structure des établissements concernée interpelle. Désormais ce ne sont plus les très petites entreprises qui sont terrassées, mais également celles qui comptent dix salariés ou davantage. Un signe patent et inexorable signifiant que le marasme s’étend et touche maintenant des établissements qui jusqu’à présent étaient quelque peu épargnés.
Du côté d’Ajaccio, l’attrait de l’auto-entreprise paraît en trompe-l’œil, eu égard là aussi à l’augmentation sensible du nombre d’injonctions à payer. Tel est le verdict du président Frédéric Benedetti. Et si le nombre de procédures collectives stagne voire diminue, il concerne comme en Haute-Corse des entités employant plus de salariés. Un phénomène nouveau qui impacte de concert l’en deçà et l’au-delà des monts, dénotant que des structures jusque-là peu ou prou préservées sont à leur tour prises dans la spirale des difficultés. Une hypothèse teintée de lucidité qui n’échappe nullement à Frédéric Benedetti.
Noirs horizons
D‘ailleurs de part et d’autre de Vizzavona les prévisions s’ourlent de nuages noirs. Les remboursements des fameux prêts garantis par l’État viennent à échéance. Si l’on en croit les propos qui bruissent, nombreux sont ceux qui ne possèdent pas la trésorerie suffisante pour honorer cette dette. Un cycle de turbulences s’annonce, avec en filigrane le spectre de nombreuses faillites, et en résonance d’inéluctables licenciements.
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