Le mal des maires
Mairies incendiées et inscriptions hostiles sont les récents points d’orgue d’un phénomène qui s’amplifie au point de devenir un problème de société. La Corse que l’on voulait croire épargnée est frappée de plein fouet. Au-delà de ces exactions spectaculaires revendiquées par des organisations clandestines, les élus de proximité sont devenus les boucs-émissaires d’un mécontentement ambiant dont, à de rares exceptions près, ils ne sont nullement responsables.
Par Jean Poletti
Incompréhensions. Indignations. Soutiens. Cette trilogie fut la réaction qui prévalut au lendemain des incendies volontaires des mairies d’Afa et d’Appietto à trois jours d’intervalle. Les murs noircis étaient barrés du sigle Ghjuventù Clandestina Corsa, voisinant avec les inscriptions « anti spéculation ». Ces attentats, faut-il le souligner, tranchent par leur caractère insolite. Avec en filigrane, une simple interrogation : pourquoi ? Certes, d’aucuns relèveront qu’ils s’inscrivent dans un climat de fortes turbulences, lié aux prix de l’immobilier. D’autres qu’ils sont dans l’œil du cyclone d’opérations de destructions par le feu ou la bombe de résidences secondaires inoccupées ou de villas en chantier. Et dans un syllogisme apparent certains d’affirmer que les autorisations sont l’apanage des mairies.
Dans une sorte de raccourci saisissant e case cumune, jusqu’à peu encore sanctuaires inviolables, deviennent la cible et le réceptacle de dysfonctionnements tétanisant la Corse.
Une spirale infernale qui met sous pression les maires, à des degrés divers et quelles que soient les circonstances. Ainsi par exemple dans le Niolu, des bombages qualifient l’un deux de mafieux. Dans un passé plus lointain, et selon un même procédé l’ancien maire d’Ajaccio fut traité de collabo. Et l’actuel reçut par courrier non signé des menaces de mort. La liste n’est pas exhaustive. Tant s’en faut. Elle dénote si besoin qu’un basculement s’est opéré, chez nous aussi. En témoigne, si besoin, la villa de Simone Guerrini, édile de la cité impériale, proie d’une bombe.
Dans ce climat délétère, la loi de la dynamite cible désormais, dans leur fonction ou personnellement, les représentants du peuple. Ajoutant au désordre endémique un volet supplémentaire qui défie et remet en cause la mission de l’élu dit de proximité. Un groupe clandestin le juge sans autre forme de procès complice de divers maux dont souffre la Corse. Dérives immobilières, permis de construire aveuglément octroyés, complicité tacite dans la folle courbe du renchérissement des terrains. Voilà les griefs. Nul ne niera ce constat inflationniste qui renchérit jusqu’au paroxysme le marché du logement.
Voués aux gémonies
Pour autant, s’agit-il de l’amer fruit de l’ineptie de ceux que le suffrage a désigné ? Dans des discussions informelles ou lors d’interventions officielles, ils disent et martèlent que par de fallacieux raccourcis, l’air du temps est propice à les rendre responsables de tout ou presque. Cet échelon démocratique voilà peu encore adoubé par la population devient, ici, comme ailleurs, voué aux gémonies. Cela ne nous consolera pas mais osons rappeler qu’en trois ans, mille maires, usés par les pressions, ont démissionné dans l’Hexagone. Auxquels s’ajoute bon nombre de conseillers municipaux. Injures, quolibets, agressions se multiplient. À telle enseigne que David Lisnard, le président des maires de France, n’hésite plus à dire que la cote d’alerte est atteinte. Comme en écho, le gouvernement prévoit de créer une cellule de crise pour tenter d’endiguer ce phénomène national. Une loi est même envisagée pour durcir les sanctions.
On en est là ! Triste époque. En l’occurrence, notre île n’a nulle spécificité. Elle est à maints égards au diapason de se qui se déroule sur le continent. Toutefois une analyse plus ciblée laisse apparaître que chez nous les griefs se focalisent largement sur des décisions liées sur les fameux Plans locaux d’urbanisme. Un dispositif qui permet aux maires de classer les surfaces constructibles ou pas. Redoutable prérogative, certes en symbiose avec la décentralisation, mais qui permet d’un trait de plume de donner à un terrain une authentique valeur marchande ou de le reléguer à une vulgaire friche. D’une étape, l’autre, la constructibilité autorise le sacro-saint permis de construire. C’est là que l’affaire se corse. Est-il accordé ? À qui ? Voilà la faille qui prête le flanc aux critiques. Dont les mouvements clandestins font leur miel. Dans leurs accusations sans fards continentaux et étrangers à fort pouvoir d’achat édifient leurs maisons de vacances. Des constructions fréquemment onéreuses, qui par l’effet connu du ruissellement, accroissent des tarifs de tout le secteur immobilier, excluant de facto l’accession à la propriété à l’écrasante majorité des résidents.
Le poids des contraintes
Parfois même des entités commerciales, basées aux antipodes, pénètrent le marché insulaire en finançant des programmes d’immeubles dévolus aux locations prioritairement saisonnières. Là aussi, il convient de dire que ces opérations, dans un implacable effet du libéralisme débridé, contribuent à influer sur le panel des loyers à l’année, notamment dans les zones touristiques.
Relater ces intenses mutations n’équivaut pas tant s’en faut à se mettre dans le sillage de ceux qui manient l’explosif ou l’allumette destructrice. Mais en contrepoint les édulcorer ou feindre de ne pas en percevoir l’effet pervers équivaut à scruter la réalité par le petit bout de la lorgnette. Et interdire en définitive toute prise aux légitimes récriminations.
Au risque d’insister plus que de raison, osons marteler que les élus ne doivent pas devenir les boucs émissaires du hiatus ambiant dont ils n’ont fréquemment qu’une maîtrise accessoire. Pourtant les voilà cloués au pilori. Et certains dans un état psychologique proche de la culpabilisation se croient obligés de se justifier. « J’ai sans doute commis des erreurs, qui n’en fait pas. Mais de là me diaboliser relève de l’inacceptable et atteint ma probité. » Tel autre, épargné par le courroux et préférant le propos anonyme évoque pêle-mêle les intenses contraintes administratives, les règlements qui s’empilent, la difficile gestion des espaces. Puis d’ajouter avec un brin de lassitude « Je suis tout à la fois assujetti à la loi montagne et la loi littoral. Un vrai casse-tête. » Du côté d’Appietto, on jure main sur le cœur n’avoir accordé dans la période contemporaine que moins de permis de construire que les doigts d’une main. Tandis qu’un de ses collègues précise, à toute fin utile, que si une requête d’un permis de construire est déposée en bonne et due forme avec tout l’argumentaire administratif idoine, peut-on décemment opposer un veto ?
Questionnement sociétal
Toutes les explications du monde, fussent-elles de bonne foi, seront-elles suffisantes pour balayer vraiment le doute que sait habilement instiller dans l’opinion l’invisible groupe acteur de ce chapelet de destructions qui parsème notre région ? Rien ne serait pire que de l’assimiler à une poussée de fièvre juvénile, en tant que telle passagère. En ne décelant que l’écume des choses des faits divers successifs, que l’entendement réprouve sans réticence, les errements divers et variés ne sont-ils pas mis sous l’éteignoir ? En clair et pour schématiser ces opérations clandestines ne seraient-elles pas une mauvaise réponse à un vrai problème ? Celui qui concourt selon les nationalistes, mais pas seulement, au concept de dépossession par l’argent extérieur de la terre et du bâti ?
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