Là où le corps se conjugue au Réel du sexe, périodiquement un discours naît, celui d’un troisième sexe, par exemple au xviiie siècle avec la fin de l’âge d’or des castrats coïncidant avec celui de l’absolutisme royal mais contemporain aussi des progrès de la philosophie des Lumières, soit plus récemment avec l’avènement de la culture queer.
Par Charles Marcellesi, médecin
LE CASTRAT ET LA PRIMA DONNA
Les musicologues s’intéressant à la musique d’opéra du xviiie siècle vivent une période heureuse quand des interprètes de haut niveau, comme Franco Fagioli, Bruno de Sà, Max Emmanuel Cencic, ou chez les femmes Cécilia Bartoli ou encore Julia Lezhneva, réussissent à recréer la technique de chant des castrats même si la voix de ces derniers était probablement très différente de ce que l’on entend chez les chanteurs d’aujourd’hui. Néanmoins des recréations d’opéras à conclusion « heureuse », comme Carlo il calvode de Nicola Porpora ou Alessandro nell’Indiade Leonardo Vinci (rien à voir avec le peintre) mobilisant les équipes déchaînées de l’opéra des Margraves de Bayreuth, sont sans doute fidèles, en termes d’esprit et d’ambiance, des représentations d’opéra dans la Naples du xviiie siècle. Le castrat y régnait en maître, y débutant des carrières qui mèneront par exemple le digne Farinelli en Espagne pour y réconforter par son chant chaque soir pendant des années le mélancolique Philippe V, ou encore l’infernal Caffarelli qui se répandit en frasques à Londres et dans toute l’Europe. Si le castrat représentait sur scène à travers les héros de l’histoire et de la mythologie antiques, un troisième sexe censé symboliser l’origine réputée divine du monarque absolu ainsi que la félicité infinie (le terme de jouissance serait plus approprié) supposée rayonner de sa personne, ils trouvèrent un foyer de résistance en France où la philosophie des Lumières (Rousseau, Diderot) contribua à leur trouver dans la tragédienne au chant souvent monosyllabique, une rivale comme interprète d’opéra : elles se nommera Saint-Huberty, Arnould, Pélissier ou Todi… Il s’agissait, selon Philippe-Joseph Salazar, dans son essai « Idéologies de l’opéra », de répercuter sur l’Art lyrique qui connut alors son « moment érotique du chant » en étant « l’opéra de la nature et du corps »certaines obsessions : « nature, expressivité, génie, liberté ». Quand le castrat, virtuose à l’expressivité superficielle, descendit de la scène, la prima donna y monta pour personnifier le drame, influence qui devint vite prépondérante en Europe avec l’échec de la Révolution et pour se plier aux canons esthétiques de l’ordre bourgeois et industriel. Si bien que le dernier castrat, Vellutti, dégoûté, préféra aller finir sa vie au Texas. La fin de la Terreur et l’avènement du Directoire avaient vu une réaction sous la forme d’une libération festive dans la mode exhibitionniste des « incroyables » et des « merveilleuses » parmi lesquelles madame Tallien et Joséphine de Beauharnais.
Un impossible savoir
Voilà donc différentes incidences qui permettent de qualifier d’extravagance le fait que le corps est le recel d’une jouissance hors sens lorsqu’il s’agit de s’aventurer dans les parages d’« un impossible savoir sur le sexe » dont l’abord par un autre côté, celui de la subjectivité, vise comme vérité la signification de l’Être (Lacan, séminaire « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse »). Autre période, autre problématique : de nos jours la conjonction du discours des médias et de celui des universitaires (comme Judith Butler ou Térésa de Lauretis) a permis de théoriser à travers l’émergence de la culture Queer le postulat selon lequel « la sexualité mais aussi le genre – masculin, féminin ou autre – d’un individu ne sont pas déterminés exclusivement par son sexe biologique (mâle ou femelle) mais par son environnement socioculturel, par son histoire de vie ou par ses choix personnels ». Un film comme Priscilla, folle du désert situait la trajectoire existentielle d’une transgenre incarnée par Terence Stamp dans l’ambiance musicale des années 90.
« L’EN-GENDREMENT »
Pour Teresa de Lauretis c’est sur le terrain culturel que se livre la lutte féministe et c’est au niveau de la culture populaire que s’« ouvre la possibilité d’une capacité d’agir et d’une auto-détermination pour le sujet » : le sujet est « en-gendré », « construit-comme-genré » quand il accepte « les effets de sens assignés par le système de genre d’une société donnée », ce qu’il aura à déconstruire pour s’en libérer. Ainsi De Lauretis se réfère-t-elle à l’œuvre d’un psychanalyste comme Jean Laplanche et à sa « théorie de la séduction généralisée », l’importance accordée au « corps érotique » et à la pulsion plutôt qu’aux représentations inculquées par les messages reçus par le sujet. Cette conception est éloignée de celle de Lacan pour lequel un processus de sexuation ne peut logiquement s’écrire qu’en répartissant le champ des jouissances entre : d’un côté une jouissance intermittente comme l’est l’exercice sexuel qui ordonne en sens différence des sexes et différence des générations , et d’un autre côté une jouissance infinie, pouvant accueillir toutes les singularités et ouverte sur la béance d’un manque, celui du langage à pouvoir rendre compte du réel ineffable du sexe.
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