De militant à ancien président de l’Assemblée de Corse, Jean-Guy Talamoni fait partie de ces personnes dont la parole est écoutée. Il était donc naturel de lui ouvrir les colonnes de Paroles de Corse, revue de détail.
Par Jérôme Paoli
Vous avez pris votre retraite politique à 61 ans, comment se passe votre nouvelle vie ?
Sur le plan personnel, fort bien. Je suis enseignant-chercheur à l’Université, avocat, je publie, je préside le fonds de dotation Corsica Sulidaria dédié à l’inclusion sociale. Je suis en outre directeur d’une revue scientifique, Lumi. Mes journées sont chargées. Depuis quelques années, je dirige des thèses, ce qui est un plaisir supplémentaire. Toutefois, je n’ai pas pris de retraite politique. Je demeure un militant. Je donne mon avis sur le plan interne, je continue à participer à la vie publique et je suis assez souvent sollicité. S’agissant des responsabilités au sein du mouvement, il y a eu un passage de relais, que j’ai voulu et que j’ai contribué à organiser. Il y a tout lieu d’en être satisfait car Josepha Giacometti-Piredda, Petru-Antone Tomasi et notre exécutif largement composé de jeunes gens, donnent entièrement satisfaction, à mon avis.
Cela ne vous empêche pas de prendre régulièrement la parole. Vous êtes très critique envers la majorité territoriale. Femu a Corsica, ce n’est vraiment pas un parti ami ?
Ce n’est pas un secret : nous sommes en désaccord sur à peu près tout ce que fait cette majorité. Et le problème, c’est surtout ce qu’elle ne fait pas. Toutefois, elle est issue des urnes. C’est à l’ensemble des Corses de la sanctionner lors des prochaines élections s’ils le jugent nécessaire. Pour notre part, nous donnons notre position, ce qui est non seulement notre droit mais notre devoir. En ce qui nous concerne, notre légitimité n’est pas seulement électorale car notre courant a payé cher pour défendre la Corse. S’agissant des élections, cela fait une dizaine d’années que nous sommes autour de 7%. En 2015, nous avions fait un peu plus, en 2021, en partant très tard, il nous a manqué quelques voix seulement pour franchir la barre des 7%. L’année suivante aux législatives de Bastia, à nouveau un peu plus de 7%. Nous ne nous satisfaisons pas de ce score mais c’est loin d’être négligeable, 7% des Corses qui nous soutiennent régulièrement. À ce titre notamment, nous donnons notre point de vue.
Rassurez-moi, vous n’avez pas plus d’affinité avec Un Soffiu Novu ?
Pendant des années, j’ai été le président de tous les élus de l’Assemblée, y compris de ceux de l’opposition. Sur le plan personnel, j’ai conservé des relations amicales avec des élus de tous bords, du PCF, de la droite, de Femu… La politique, c’est autre chose : je suis indépendantiste depuis que je suis en âge de comprendre ce que cela signifie. Mes « affinités » politiques demeurent ce qu’elles ont toujours été.
Que pensez-vous du processus de discussion avec Paris, on est sur la bonne voie ?
Plus personne ne donne l’impression de le penser. Nous pas davantage que les autres.
La faute à qui, au président de l’Exécutif ou à Gérald Darmanin ?
Gérald Darmanin est dans son rôle : il défend des intérêts politiques contraires à ceux de la nation corse. Il est en cela fidèle à la logique française fondée depuis des siècles sur la domination des autres, brutale ou plus insidieuse selon les circonstances. En d’autres pays comme dans le nôtre, elle n’a jamais reculé que devant les rapports de forces. Sans l’action du FLNC, il n’y aurait ni Assemblée de Corse, ni Conseil exécutif. La Corse serait aujourd’hui une entité départementale rattachée à une région française… En 2014, le FLNC a offert la possibilité de poursuivre le rapport de force sur un plan exclusivement public et institutionnel. En 2015, tout laissait penser que l’histoire était en marche. Vous connaissez la suite. Vous m’interrogez sur l’attitude du président de l’Exécutif ? La simple chronologie des événements suffit à se faire une idée à ce sujet, en restant sur un plan purement factuel. Je n’ajouterai rien à ce que j’ai déjà déclaré : une faute morale et politique. Cela étant, il faut à présent se tourner vers l’avenir. Si je dis cela c’est que je sens monter un lourd ressentiment au sein de différents courants nationalistes. Il ne faut jamais croire que nous règlerons nos problèmes par la politique du bouc émissaire. Ce ne serait pas une solution mais un nouveau problème. Les dirigeants politiques ont tous leur part de responsabilité mais chaque citoyen également. Lorsque quelqu’un dérape, même gravement, c’est que les autres n’ont pas su l’empêcher.
Et la droite qui se désolidarise des discussions avec Paris, vous comprenez sa position ?
Lorsque la droite est dans l’opposition et qu’elle s’oppose, il n’y a rien que de très logique. Quand certains élus de droite se montrent complaisants avec la majorité ou s’y rallient, ce qui peut arriver, c’est plus surprenant… Et même suspect. En ce qui me concerne, je n’ai jamais été pour le consensus à tout prix. Cela conduit souvent à des délibérations insipides et inopérantes. Ces dernières années, il y en a eu quelques-unes… Le dissensus, dans le respect de tous, est généralement signe de bonne santé démocratique.
Vous ne condamnez jamais les attentats, mais franchement, pensez-vous que le regain de violence qui secoue la Corse contribue à un débat serein avec Paris ?
La situation actuelle est le fruit d’une grande déception et d’un immense gâchis. Est-ce qu’une reprise des attentats était possible en 2015 ou en 2018 ? Chacun sait que non. Quant au débat actuel avec Paris, plus personne n’en attend un réel changement. La majorité elle-même semble ne plus y tenir, sachant qu’une évolution institutionnelle, même mineure, entraînerait un retour aux urnes avant la date prévue.
Pour combattre la spéculation, les attentats représentent-ils une solution ?
Nous aurions préféré que les institutions et le droit prennent le relais. D’autant que ceux qui ont payé le prix de la liberté et parfois de la vie étaient des militants de notre courant politique… Ce prix est très lourd.
Toujours sur cette thématique, le développement de l’urbanisme en particulier autour des grandes villes de Corse, cela vous inquiète ?
Cela inquiète tous les Corses, en tout cas ceux qui n’ont pas un intérêt direct dans la spéculation. À cet égard, les institutions n’ont pas joué leur rôle. Elles ont laissé les associations en première ligne alors que Corsica Libera avait fait voter par l’Assemblée une délibération demandant à l’Exécutif de se joindre aux procédures lancées contre les permis de construire et les documents d’urbanisme violant le Padduc… Cette délibération n’a pas été mise en œuvre par l’Exécutif qui en avait pourtant l’obligation.
Les attentats contre les mairies, c’est une ligne rouge qui est dépassée ?
Notre solidarité politique se limite au Front, qui n’a rien à voir dans ces attentats. Pour le reste, non seulement les condamnations à répétition ne s’attaquent pas à la maladie, mais de plus, elles n’ont aucun effet positif sur les symptômes eux-mêmes : souvenez-vous que les premières condamnations ont été suivies immédiatement d’un nouvel attentat contre une mairie… Le seul moyen pour établir un apaisement est de revenir à une situation politique assainie.
Plus généralement, comment jugez-vous la situation en Corse ? Reprise des attentats, difficultés économiques, paupérisation de la population, vous arrivez encore à être optimiste malgré la conjoncture ?
Je suis résolument optimiste mais pas à court terme. Disons, à moyen terme. Ce qui entretient mon optimisme est de voir nos jeunes non seulement déterminés – ils l’ont montré lors des manifestations de l’an dernier – mais également formés et pertinents politiquement. Lorsque je lis les comptes-rendus des travaux de l’Assemblea di a Giuventù, lorsque j’assiste aux débats organisés par les syndicats étudiants ou les autres organisations de jeunes, je suis rassuré quant à l’avenir de la Corse. Bien sûr, la situation est difficile, particulièrement sur le plan économique et social. Mais nous avons des ressources : notre terre, et surtout le capital humain de la nation.
Lors d’une rencontre, Toussaint Luciani m’avait dit, je le cite : « La Corse, c’est deux fois plus d’énergie pour deux fois moins de résultat », vous êtes d’accord avec son analyse ?
J’ai beaucoup discuté avec le regretté Toussaint Luciani. Nos désaccords politiques étaient importants, mais c’était un esprit brillant. Cette phrase a dû être prononcée dans un moment de découragement passager. Non, je ne partage pas ce point de vue. Les Corses sont comme les autres peuples. Ils aspirent au bonheur, ils y ont droit et il faut leur donner les moyens de le poursuivre, comme cela est expressément mentionné dans la Constitution de Paoli de 1755 sur laquelle nous avons prêté serment en janvier 2018 lors de notre installation : « assurer le bonheur de la nation ».
Vous avez encore de l’énergie pour la Corse ?
À titre personnel, je pense que jusqu’à mon dernier souffle, ce qui me restera d’énergie sera disponible pour la Corse. Mais notre force, notre trésor, c’est notre jeunesse. À elle à présent de montrer le chemin, et à nous tous de l’accompagner sur la voie de la construction nationale.
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