A Santa et la Libération de l’île

Sous le signe du 8 septembre

Il est des hasards du calendrier qui ne laissent pas indifférent. Par un curieux rendez-vous de l’histoire, une date que rien ne lie rassemble pourtant chaque année deux manifestations scellant la mémoire collective. A Santa di Niolu et les cérémonies commémoratives de la Libération se télescopent forgeant une journée dont la coïncidence confine au rituel.

Par Jean Poletti

É V È N E M E N T
Le 8 septembre 1943, Léo Micheli, Maurice Choury et leurs camarades de clandestinité lancent à Bastia et Ajaccio l’ordre d’insurrection. Dans un élan spontané, les résistants et une partie de la population se levèrent et commencèrent la reconquête d’une terre trop longtemps souillée par l’occupant fasciste et nazi. Combats arides, accrochages, embuscades, l’île s’embrasa. La disproportion de l’armement fut comblée par l’apport de Tabors et Goumiers épaulant la bravoure de ces combattants de la liberté à jamais réunis dans l’éloge de l’excellent livre Tous bandits d’honneur. Sans doute, ces soldats, sans uniforme mais vêtus de probité et d’esprit de sacrifice, songeaient-ils en ces instants à ces héros enserrés dans les griffes de l’OVRA. Morts sans avoir pu connaître l’épilogue heureux. Mais ils demeurent à jamais ancrés dans la mémoire collective, celle qui ne laisse nulle emprise au temps qui passe. Dans cette journée du légitime souvenir seront ressuscités par la force de l’imagination
Jean Nicoli, Giusti, Mondoloni, Fred Scamaroni, Vincetti, Danielle Casanova, et tant d’autres tombés les armes à la main, portant chevillés au cœur et à l’esprit la suprême volonté de ne pas subir. Tels périrent dans des fusillades, un autre décapité dans une sinistre geôle, ayant le temps de griffonner sur un paquet de cigarettes le message poignant adressé a ses enfants. « Si vous saviez comme je suis calme,
presque heureux de mourir pour la Corse et pour le parti. La tête de Maure et la fleur rouge, c’est le seul deuil que je vous demande. » Ces mots de Jean Nicoli au seuil d’une immonde exécution allient
noblesse d’âme et caractère forgé dans l’airain. Ils sont au panthéon de l’abnégation. Ils auréolent aussi en incidence tous ceux illustres ou anonymes foudroyés à la fleur de l’âge par l’ignominie des sbires de
Mussolini et d’Hitler. Parfois sous le regard bienveillant, pour ne pas dire complice des collaborateurs patentés.

Message d’outre-tombe
Déposer des gerbes. Observer la minute de silence. Réunir autorités civiles et militaires aux pieds des stèles se veut certes nécessaire, mais nullement suffisant. Il faut impérativement entendre ces voix d’outre-tombe susurrer en litanie que leur parcours digne des plus grandes épopées doivent servir d’exemple si d’aventure les circonstances l’exigeaient. Tel est leur seul et unique message. Au-delà des croyances et des chapelles. Car comme le déclamait si bien Aragon « Celui qui croyait au ciel/Celui qui n’y croyait pas/Tous deux adoraient la belle/ Prisonnière des soldats. » Voila épitaphe que ne renieraient pas ceux qui dorment d’un éternel sommeil dans des linceuls d’exceptionnelle vaillance. Et comme en écho résonnent les mots de Charles de Gaulle. « Les Corses auraient pu attendre que la victoire des armées réglât harmonieusement leur destin. Mais ils voulaient eux-mêmes être les
vainqueurs. »

À l’ombre du Cintu
D’un sujet, l’autre, cette journée oriente le regard du côté de Casamaccioli. Le village perché à flanc de montagne abrite la doyenne des foires de Corse. Durant trois jours, à l’ombre tutélaire du Cintu, se presse la foule venue des villes et des villages. Ce rendez-vous particulièrement prisé accueille indifféremment les fidèles et ceux qui sont exclusivement friands de réjouissances mêlant traditions et
modernité. La messe et la procession sont sans conteste un point d’orgue, où la statue portée à bout de bras effectue un immuable périple que ponctuent les chants religieux. Cet instant pétri de recueillement est encore rehaussé par la sempiternelle granitula dont la naissance se perd dans la nuit des temps. Les confrères s’enroulent en spirale dans un mouvement lent et parfaitement exécuté, symbolisant le retour cyclique de la nature et de la vie. Ces moments empreints de liturgie cèdent sans aucune jalousie ou préséance aux attraits plus laïques disséminés in campu. Là, de nombreux artisans
ont dressé leurs stands. Offrant à la foule des productions locales diverses et variées. Le passé recomposé ? Oui à maints égards. Les plus anciens auront un souvenir nostalgique en se remémorant le
célèbre pipier qui vendait ses articles façonnés à la main et portant l’estampille Orezza. D’autres se remémoreront dans une soudaine réminiscence ces enclos au bétail où ânes, mulets, chevaux bovins
et caprins attendaient des acheteurs. Après des tractations, à l’abri des regards, la vente se ponctuait par une franche poignée de main.
Tout document officiel étant superfétatoire et pour tout dire mal perçu. Par contre, la transaction avait comme épilogue le verre de l’amitié. Doux euphémisme en vérité car fréquemment les tournées
se succédaient. Et à l’évidence les boissons n’étaient pas quelque sirop ou eau minérale.
Originalité dénaturée
« La confiance dans le hasard est une attitude de vaincu. » Cette maxime de Confucius a doute définitivement renoncé à s’engager dans la tortueuse route de A Scala. Le « flambe » était, si l’on ose dire, de la partie. Des salles improvisées où trônaient d’éphémères tapis verts connaissaient d’intenses soirées de chemin de fer. D’importantes sommes étaient misées. Et certains éleveurs voyaient dans un banco perdant se volatiliser une année de dur labeur. La roulette et la boule avaient aussi leur clientèle. Tous espéraient le numéro de la chance.
Dans ces tripots, l’argent coulait à flots. En espèces exclusivement, chèques et cartes bleues étant aux abonnés absents. Tel est campé à grands traits l’aspect originel, et qui perdura longtemps de trois journées, portant témoignage d’une ruralité encore vivace et d’une culture revêtue d’authenticité. L’eau du Golu faillit les emporter. Au fil des éditions u spiritu di a fiera s’effilocha. Une fausse modernité
métamorphosa cet espace, le dénaturant. L’avènement d’un Luna Park au rabais s’esquissa. Avec en nouveaux arrivants : cirque, autos- tamponneuses, colifichets industriels, objets fabriqués en Chine. Et
la prolifération des barbes à papa supplantant les friandises nustrale. À l’évidence la foire perdait son âme. U Niolu endossait des habits non seulement commerciaux mais aussi mercantiles. Dépouillé de sa
spécificité qui en faisait le charme, pour ne pas dire sa séduction.
Retour aux sources
Pour certains une telle évolution pouvait s’apparenter à une perte de repères aux lisières de la crainte d’une acculturation. En corolaire de cette brutale mutation nombreux furent ceux qui boudèrent et n’honorèrent plus ce rendez-vous. Cela se conjugua avec une période, peu ancienne, alimentant à bas bruit l’idée que ce genre deréjouissance était anachronique. Ce n’est pas verser dans le quolibet
ou la médisance de dire que cet épisode champêtre n’était pas toujours en odeur de sainteté dans les populations urbaines.

Rurale forcément rurale, elle se heurtait insidieusement au qualificatif de passéisme. Dans une sorte de riaquistu qui ne disait pas son nom, un nouveau souffle vint revigorer et donner une seconde jeunesse à la vénérable institution. Cela ne fut nullement le fruit du hasard. Tant s’en faut. Sans doute émus par ce changement mortifère, certains aspirèrent à revenir aux sources. Certes ils n’étaient pas animés par le slogan « c’était mieux avant », mais l’enjeu consistait à allier hier et aujourd’hui. Ce travail de renouveau porta essentiellement l’empreinte de l’Associu di a santa et de nombreux bénévoles qui sans relâche s’investirent et persévérèrent depuis afin d’entretenir la flamme. Notamment quand elle vacillait sous le souffle d’une altération qui brisait la singularité. Nous en fîmes à l’époque l’éloge dans nos colonnes. En soulignant notamment le retour des paghjelle et autres chiam’è rispondi qui remettent à l’honneur ces poètes de l’oralité. Ils savaient improviser avec un talent oratoire consommé de longues heures durant, mêlant joutes épiques à un sens inné de la rime. Nous persistons et signons en évoquant la mémoire de Minellu d’Ascu, Roccu Manbrini, dit U Russignolu, U Majurellu Panpasgiolu, bien d’autres encore. La relève est assurée. Des jeunes successeurs marchent sur leurs brisées, faisant revivre avec bonheur la référence du chant dans ce qu’il a de plus spontané.
Particularisme enraciné
Voilà deux instants d’essence et de philosophie différentes qui s’inscrivent dans des mêmes journées. Abstraction faite de ces considérations, ne peut-on pas déceler une sorte d’héritage cultuel et patriotique, renvoyant au particularisme profondément enraciné. Celui qui défie l’espace et le temps. Et consacre l’identité.

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