La sonnette d’alarme des commerçants du centre-ville d’Ajaccio
Par Diana Saliceti
Alors que la ville impériale a vu sa périphérie connaître un développement massif, la voix des petits commerçants du centre-ville, portée par la Facca, alerte depuis six ans les élus et les autorités locales. En effet, les deux centres commerciaux de près de 50 000 m2 chacun ont créé un magma périurbain causant une baisse d’affluence ainsi qu’un vertigineux manque à gagner pour les boutiques du centre. Ajaccio étant ceinturée d’offres à grande échelle, le commerce du cœur de ville peine à résister et à prospérer. Rencontre avec celles et ceux qui ne vivent pas ce combat de tous les jours comme une fatalité.
« Chaque initiative individuelle profite à tous ! »
Vin chaud à la myrte et frappes maison : un bon moyen de lutter contre le froid en ce mois de décembre. Ça ne se bouscule pas dans la rue Fesch, artère piétonne et historique de la cité impériale. Le badaud traverse cette petite artère en silence, la musique diffusée dans les enceintes de Dédé, le dernier disquaire de la ville, ne le retient pas ; il file. Toutefois, la course aux cadeaux est loin de susciter la frénésie que l’on nous montre parfois au JT des grandes chaînes ou dans les films où tout scintille en cette période, même les sourires. « Nous avons créé ce rendez-vous depuis la fin novembre afin de dynamiser un peu la rue et proposer aux passants de faire une petite pause gourmande qu’il pleuve ou qu’il vente », explique dans un sourire Camille Comiti qui a ouvert, il y a un an de cela, les Délices du Flore, un salon de thé gourmand où chaque produit est méticuleusement sélectionné pour sa qualité et son authenticité. Devant sa boutique, elle aide Pauline, créatrice d’i Biscuttini di Paolina,qui procède à la cuisson des frappes sous les yeux des passants. « Les efforts payent et les gens sont très réceptifs à notre initiative »,explique la biscuitière installée dans le quartier ajaccien du Loretu. « Quand j’ai choisi mon emplacement, je tenais à ce qu’il soit en centre-ville »,relate Camille. « Et aujourd’hui, lorsque j’essaye d’animer ma rue c’est pour l’ensemble des commerçants, chaque initiative individuelle profite à tous ! »Assis sur une chaise sur le pas de porte des Délices du Flore, se trouve Sauveur. Ce natif du quartier du Borgu, le cœur de la rue Fesch, semble avoir trouvé dans le nouveau commerce de Camille au style Empire, un semblant de son Ajaccio d’hier.
« Les mentalités ont changé… et puis tout le reste ! Avant, nous faisions un grand feu de Noël à la citadelle avec le bois que nous allions chercher au Salario, c’était très festif dans les rues ! »On soigne la nostalgie avec une rasade de vin chaud et l’envie de sentir battre le pouls de l’Ajaccio d’aujourd’hui auprès des commerçants qui construisent son quotidien. Alors on continue la déambulation dans ces rues qui peinent à être bondées.
« Nous sommes des sentinelles de terrain »
Le deuxième arrêt se fait donc chez Paulette The Concept Store, une boutique multimarques dédiée à la femme et imaginée par Joëlle Scaglia, il y a six ans de cela. Cette dernière s’y affaire auprès d’une cliente en plein essayage et laisse sa collaboratrice quelques instants pour faire un point avec nous. « Peu après mon ouverture, nous avons créé l’Association des commerçants du cours impérial ,le comité de la rue Fesch avait ouvert la voie associative, nous avons emboîté le pas. D’autres ont été fondées dans le même temps, Cità Viva pour le bas du cours, l’Association du triangle d’or. Ces quatre associations existent encore, contrairement à Core Cita et La vieille ville qui sont aujourd’hui en sommeil », regrette la commerçante.
Nous avons ensuite fondé la Fédération des associations de commerçants du centre-ville. La Facca relaie, informe, alerte et interpelle les institutions. Sa voix, comme un seul homme, représente 200 commerçants fédérés, une force à ne pas négliger. » Depuis cinq ans, cette fédération envoie des messages d’alerte concernant les difficultés du centre-ville à faire face aux nouveaux centres de la grande distribution qui ont « poussé » en périphérie, l’Atrium ouvrant ce bal des géants. « Nous sommes des sentinelles de terrain ! Et avons la volonté collective de nous battre contre l’inéluctable. La Facca marque la force de notre communauté, notre mobilisation et notre détermination », martèle Joëlle Scaglia
C’est un constat unanime, l’ouverture, il y a une quinzaine de mois, de la seconde grande surface commerciale estampillée Leclerc a précipité le centre-ville dans un mal-être encore plus net.
« Il y a une vraie diversité et un service de qualité »
« Notre avenir est totalement incertain », confie Joëlle Scaglia, obligée ces derniers mois de se séparer de l’un de ses deux espaces de vente mitoyens. « Les institutions ont clairement minimisé l’impact de ces grands centres commerciaux. » Devant la cabine d’essayage, Barbara attend sa fille et commente chaque ouverture de rideau et la tenue qu’elle dévoile. « Je dois avouer que je ne descends que très rarement en ville », confesse la cliente, domiciliée à Eccica. « Je suis très Internet et je consomme beaucoup moins compulsivement qu’avant ! Cependant, lorsque nous venons ici en centre-ville, nous ne sommes jamais déçus, il y a une vraie diversité et un service impeccable. » Avec sa responsable boutique Virginie, Joëlle conseille ses clientes tandis qu’un jeune homme franchit le pas de la porte. « Bonjour, ma petite amie a vu des chaussures chez vous et je voudrais lui offrir ! »La commerçante répond quasi du tac au tac : « oui, ce sont ces boots, elle les a essayées en 37 ! »C’est bien ce genre de service ultra-personnalisé que le centre-ville maîtrise à la perfection. « L’Ajaccienne suivra toujours l’air du temps et est à la mode quels que soient ses moyens ! », déclare Joëlle qui aime habiller et conseiller. On ne veut pas céder au découragement et à la colère », conclut-elle. « Et puis, il y a tout de même de bonnes idées à la Chambre de commerce pour redynamiser ce centre. Nos associations fonctionnent en partie avec le soutien financier de la CCI et grâce aux cotisations annuelles des adhérents. »
« La clientèle ne se renouvelle pas ! »
Le maillage entre les commerçants semble être l’un des derniers poumons de respiration des magasins du centre-ville. Derrière la vitrine d’à côté Paulette Concept The Store, nous attend le sourire de Joséphine Marcaggi. De mémoire d’Ajaccien, cet élégant local a été exclusivement dédié à la femme. « Ça a toujours été une lingerie ! », raconte la propriétaire. « On pousse la porte de Maison Maggi pour faire un achat ciblé une belle laine ou une jolie soie, des collants de qualité… Mais les clients que l’on peut qualifier de fidèles sont de plus en plus rares et surtout la clientèle ne se renouvelle pas ! » Le travail de cabine, le conseil, le lien social, autant de choses que Joséphine partage avec ses collègues du centre-ville. « Aujourd’hui, j’ai fait le choix de travailler seule car autrement ce serait impossible d’assumer une autre charge salariale ! »
À quelques mètres de là, voici Maximôm’ Maximum, dans la rue Stephanopoli. À la tête de ces boutiques dédiées à l’enfant, l’adolescent et la femme, il y a Marie-Jeanne Frassati et ses deux oncles. La commerçante est en train de servir Dumè. « Cela fait vingt ans que j’achète ici ! »,raconte ce dernier, lui-même commerçant est venu ce jour pour son petit-fils. Niveau conseils personnalisés et qualité des produits, il n’y a pas mieux ! »Cependant Marie-Jeanne aussi souffre de la perte de vitesse du centre-ville. « Je ne crée plus que des fichiers clients dont la boîte postale est 20000, les autres que ce soit du Grand Ajaccio ou des alentours ont comme disparu !, regrette la professionnelle. Ceux qui reviennent encore parfois se plaignent majoritairement de la circulation et du stationnement. Avec la navette maritime mise au point pour relier Porticcio et Ajaccio, on revoit des clients que nous avions perdus ! »
« La présence sur Internet est indispensable »
Dans les années 2010, les boutiques Maximôm comptaient une dizaine d’employés, aujourd’hui la masse salariale se compose de quatre vendeurs et d’une personne dédiée à l’e-commerce et aux réseaux sociaux. « La présence sur Internet est indispensable, elle nous relie au reste de la Corse et au continent, elle me permet notamment de mettre en avant les marques que j’ai en exclusivité ! »
Nous quittons Maximôm et le triangle d’or. Bien que les boutiques aient revêtu leurs plus beaux atours, l’influence est assez faible en ce samedi après-midi, dix petits jours seulement avant Noël. Retour dans le cœur de la rue Fesch pour visiter une autre institution du vêtement haut de gamme à Ajaccio : Dona Ferentes. La boutique a été ouverte en mars 1999 par Rita Beveraggi. Là aussi, branlement de combats pour les fêtes, la boutique a soigné sa devanture et une vitrine a été spécialement élaborée pour inviter les promeneurs à pousser la porte de cet univers que la propriétaire se plaît à qualifier de gynécée. « En l’an 2000, nous étions plein d’espoirs pour le centre et son commerce, tout le monde se connaissait en ville, on a tous sabré le champagne ensemble pour le passage de la nouvelle année », se remémore la passionnée. Et puis, l’aspect de la rue Fesch a doucement changé tendant de plus en plus vers une hyper-saisonnalité qui n’a rien de bon pour la ville. » En effet, selon les commerçants, Ajaccio et son centre fonctionnerait exagérément sur le principe on-off. Échoppes d’été et magasins souvenir laissant place à une rue bien morne lorsque l’hiver arrive.
« Show must go on ! »
« Je me bats contre l’idée de faire d’Ajaccio uniquement une cité balnéaire ! », lance Rita qui croit dur comme fer que sa ville vaut bien mieux que ça. Des femmes fortes et battantes, stylées et coquettes, faudrait-il qu’elles présentent moins bien pour attirer l’attention sur la détresse de leurs commerces ? « Nous autres commerçants, je ne nous trouve pas abandonnés mais plutôt incompris par les pouvoirs publics », précise Rita. Je me pose des questions tous les jours sur notre avenir, mais nous gardons le sourire aux lèvres et foi en ce centre-ville, show must go on ! »C’est la propriétaire de Dona Ferentes qui a lancé en 2013 la Grande braderie, un événement hors les murs qui remporte un succès grandissant année après année et a su devenir incontournable. « Cela a permis de faire revenir massivement les gens dans le cœur de la cité au cours des différentes éditions », indique la commerçante qui est aussi présidente des commerçants de la rue Fesch.
Il est 18h30, et nous voici dans cette même rue Fesch, à la croisée des chemins avec le cours Napoléon. Un carrefour où se trouve le salon Jacques Dessange tenu par Jean-François Andreani. Les coiffeuses de l’équipe quittent les lieux, chacune remerciée par leur patron qui les félicite pour ce « beau samedi ». Tête-à-tête avec un spécialiste du cheveu installé depuis deux décennies sur la petite place.
« On ne gagne pas les matchs sans équipe ! »
« A piazzetta, ses alentours tout comme l’ensemble du secteur du bas du cours Napoléon se mouraient mais je dois dire que l’arrivée de nouveaux commerces, à l’instar du traiteur italien, ont redynamisé le secteur », relate le patron du salon de coiffure. « S’il ne se passe pas un jour sans qu’une cliente ne retarde ou n’annule son rendez-vous parce qu’elle ne trouve pas de stationnement, je crois que la désertification du centre-ville incombe également aux commerçants qui ne sont pas tous décidés à se mobiliser. Certains rechignent à adhérer aux associations dont la cotisation raisonnable permet, entre autres, d’initier des actions communes. On ne gagne pas les matchs sans équipe ! »Le cercle vertueux des nouveaux commerces, le bas du cours Napoléon semble parier sur cela. Pari gagnant avec La Maison Gabriel, un concept store situé au 50 cours Napoléon qui a ouvert ses portes à la mi-décembre et dont le succès a été immédiat. « Nous aimons définir ce commerce comme un lieu de vie et de partages avec possibilité de boire un café tout en dénichant des choses que l’on ne trouve pas ailleurs », souligne Jean-Marc, photographe plus connu sous le nom de Jerry Cane et qui s’est reconverti dans le commerce après une formation dans la scénographie culturelle et commerciale.
« Nous misons sur le centre-ville »
Avec son époux François qui est un ex-directeur de concept store comme par exemple Fleux, il est rentré au pays pour donner corps à un souhait mûri depuis de longues années. « Ça a clairement été le parcours du combattant et on a essayé de nous faire peur quant à la situation délicate du centre-ville. On regrette aussi de ne pas avoir été plus encadré par la ville ou la CCI. » Le couple a pourtant persévéré notamment soutenu par Corse Active et ne regrette pas son choix. Un pari réussi à en juger l’affluence de ce nouveau lieu de vie qui donne un atout de plus au bas du cours Napoléon. « Nous misons sur le centre-ville, sur l’artisanat corse de qualité et sur le vintage que nous chinons nous-mêmes », explique Jean-Marc. Nous sommes heureux d’évoluer à côté de nos voisins commerçants et nous nous sentons plus ici chez nous qu’à la maison. »
Renouveau, maillage entre les commerçants, initiatives… Comme si le centre-ville d’Ajaccio ne voulait définitivement pas dire son dernier mot.
Quelques chiffres en plus:
582 m2 de surfaces commerciales pour 1 000 habitants en Corse contre 300 m2 sur le continent et 176 m2 en Sardaigne ;
14 hypermarchés sur l’île ;
En Corse, entre 2009 et 2015, le nombre de commerces de proximité baisse de 0,7% par an dans les centres-villes (Insee 2019) ;
Plus d’un commerce de proximité sur deux reste toutefois situé en centre-ville ;
45% des établissements présents en 2009 ont disparu en 2015 mais 93% de ces fermetures ont été compensées par l’ouverture de nouveaux points de vente sur la période. (Insee 2019).
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