CLINIQUE DE L’HORREUR

LOVECRAFT

Beaucoup de nos contemporains aiment frissonner avec l’écriture cinématographique des films d’horreur mais ce fut auparavant avec un autre créateur de la littérature, dont la bibliothèque de La Pléiade vient de publier les Récits, que le genre acquit ses lettres de noblesse : Howard Phillips Lovecraft. Nous pouvons ainsi grâce à lui démonter les mécanismes du ressenti de l’horreur.

Par Charles Marcellesi, médecin

AU DEBUT ÉTAIT LA PERCEPTION…

La gageure d’un récit d’horreur, c’est que le comble de l’horreur est de perdre la médiation du langage lorsqu’un éprouvé de cette nature nous envahit ; pour surmonter cette contradiction Lovecraft utilise un style épuré, d’une progression implacable, et qui montre, confrontés à l’innommable, trois spécimens d’humanité : ceux qui sont simples témoins, des savants qui par recoupements et intuition détiennent des bribes de savoir sur un être monstrueux, venu d’un autre Âge et d’un autre espace que le terrestre, et tous les autres qui sont dans l’ignorance de son existence.

On peut d’emblée appréhender là cette variété de la haine qu’en psychanalyse on appelle haine de l’être: elle concerne quelqu’un au-delà de la jalousie, un être au savoir maléfique et insaisissable et qui menace la jouissance des vivants comme le Cthulhu de L’Appel De Cthulhu. En divers points du Globe, il finit par se savoir que des populations excentrées et isolées lui vouent un culte aux rituels transgressifs et des contemporains sont touchés par des ondes sonores qui les rendent hallucinés et fous. L’un d’eux parviendra au milieu des océans jusqu’à son repère et ne lui échappera que très provisoirement avant d’être mis à mort. Le descriptif de l’horreur se décline chez Lovecraft par le recours à tous les termes du visqueux, du pourri et du puant, au point où l’image se dissout dans un informe dont ne subsiste qu’une perception effrayante.

Nous voici finalement retournés à ce moment de l’expérience humaine de la préhistoire personnelle, au début de la vie, quand le nourrisson sans langage éprouve les premières sensations inédites de ce qui dans le viscéral dysfonctionne ou d’un extérieur que le regard ne peut soutenir, monde d’entailles et de difformités comme on en trouve dans les recoins de l’œuvre de Jérôme Bosch. Ce qui « cloche » ainsi, c’est le premier état de la perception d’avant le langage, que Freud appelle « Das Ding » (La Chose) avec laquelle le sentiment d’horreur fête les retrouvailles. Mais c’est ici chez Lovecraft que l’universel rencontre le subjectif et le particulier sous la forme d’un antécédent familial.

LA MÉLANCOLIE « COTARDIENNE »

L’enfance de Lovecraft, là où il vivait dans la ville de Providence, fut endeuillée par la maladie de son père interné à vie pour les symptômes délirants d’une syphilis tertiaire, suivi par sa mère qui connut le même sort. Lovecraft, qui se passionnait d’astrologie, vécut chichement, s’essaya à une expérience maritale, se consacra au métier d’écrivain en faisant publier son œuvre dans des « pulps » spécialisés dans les récits d’horreur, tel le Weird Tales, tout en se déplaçant beaucoup grâce à l’opportunité de billets de train à tarifs réduits, tissant un réseau d’amis avec d’autres écrivains. Il ne connut guère de consécration de son vivant ; son travail littéraire utilise un thème auquel un grand clinicien de la psychiatrie, Cotard, laissera son nom, celui d’un syndrome dépressif particulier aux psychoses, reposant sur un mécanisme de négation(des entrailles du corps, soit les organes enfermés dans l’abdomen, vécus comme bouchés, ou encore qui ne sont plus irrigués par les artères, pourrissant ainsi, mais aussi négation de la vie ou de la mort conduisant à un vécu d’immortalité horrible).

Le corps est construit selon le modèle topologique de la sphère, sphère sans orifice, pleine et bouchée , jusqu’à ce que la création d’un néo-orifice, d’un trou, permette que tout s’éverse ou s’engloutisse alors dans l’immensité du cosmos, trou qui peut se mettre ensuite à recracher : c’est ce qui advient dans La Couleur d’outre-ciel lorsqu’un météorite tombe sur une ferme, contaminant l’eau des puits et toute la production agricole, transformant progressivement ses occupants en morts vivants décomposés sous les yeux de celui qui sera le dernier touché : le fermier qui assiste à l’anéantissement de sa famille. Lacan disait : le trou « ça recrache », « ça recrache le nom, le père comme Nom » (cf. Marcel Czermak, Passions de l’Objet, La signification psychanalytique du syndrome de Cotard).

DÉLIRE D’IMAGINATION PARAPHRÉNIQUE

Que Lovecraft, qui n’était pas fou, ait manié avec précision des éléments de ce que décrit la littérature psychiatrique, qu’il ne connaissait pas, que ce soit le syndrome de Cotard ou les délires d’imagination fantastique des psychotiques paraphrèniqes, étonne : aurait-il préservé son accès à la réalité, en lui trouvant une voie sublimatoire d’écriture, dans l’intuition de qui fit sombrer chacun de ses parents dans la maladie psychiatrique : mélancolie de la mère et délire et moria du père, constituant autant de « sinthomes » lui ayant permis de façonner son œuvre littéraire ?

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