L’État nous mène en bateau
Comment résoudre le handicap de l’insularité dans les transports ? L’ancien préfet Jean-Étienne Riolacci répondit au lendemain des événements d’Aléria par la création du concept de continuité territoriale. De tempêtes en ressacs, du regard sourcilleux de Bruxelles aux récriminations de Paris, la fameuse enveloppe financière quitta progressivement les rivages du remède miracle. Actuellement, le système est confronté à une lame de fond qui risque de l’emporter.
Par Jean Poletti
Aligner les tarifs maritimes avec ceux du rail. Telle était la philosophie voilà cinquante ans de la continuité territoriale. Plus tard l’aérien fut intégré à cette mesure. Avec à la clé un chèque annuel aujourd’hui de cent quatre-vingt-dix millions d’euros dont cent quinze pour financer le service public des bateaux depuis Marseille. En incidence seize millions devaient être consacrés à ce qui fut nommé l’aide aux passagers concernant les rotations entre l’île, Nice et Toulon. Cette subvention provoqua d’ailleurs une vive réaction des opérateurs opérant depuis la cité phocéenne qui par là même réfutait de fait toute ombre de concurrence.
Mais initialement l’État ouvrit sans réticence son portefeuille aux exigences de la compagnie nationale SNCM. Sans doute pour éviter les vagues habillées de conflits sociaux. Le pacte non écrit consistait pour les gouvernements d’alors de combler pertes et déficits, d’entraver toute adversité commerciale. Mais en contrepartie qu’il n’y ait pas de rupture du trafic par des revendications intempestives aboutissant à des grèves. La réalité fut radicalement différente. Dans une stratégie du « toujours plus », les tenants du monopole exclusif multiplièrent les exigences salariales sous l’œil, sinon complice, à tout le moins passif de l’État-patron. Fréquemment, à l’orée des saisons estivales les navires demeuraient à quai tant que les doléances diverses et variées n’étaient pas acceptées. Anecdotes significatives, un préavis de débrayage pour empêcher un marin de changer de poste, un autre car le bleu des uniformes ne convenait pas. Ubu roi !
La croisière s’amuse
À cette époque, certains s’en souviennent, les usagers insulaires affichaient leur courroux. Tandis que les transporteurs n’hésitaient pas à bloquer les navires quand ils n’affrontaient pas physiquement les dockers et marins cégétistes sur le port de la Joliette. Malgré ces aléas la puissance étatique maugréait mais ne coupait nullement les vivres. Pis encore pour satisfaire le lobby marseillais, elle commandait aux chantiers de la Ciotat ou de la Seyne-sur-Mer des car-ferries toujours plus luxueux, naviguant quasiment à vide en dehors de la période estivale, et souvent inadaptés au bord à bord. Avait-on besoin de piscine et autres prestations pour des traversées si brèves. Certes, il avait été envisagé durant l’hiver de les employer ponctuellement pour des croisières. L’idée tomba à l’eau. La raison ? Les concepteurs avaient installé des réservoirs de carburant sous-dimensionnés pour voguer en des lieux touristiques, mais démunis d’infrastructures pour se ravitailler. Et que dire de cette gabegie industrielle concernant les navires à grande vitesse ? Non seulement ils ne pouvaient pas appareiller si la mer n’était pas d’huile. Mais une étude préalable avait conclu que même naviguant avec le plein de passagers, ils ne pouvaient pas être rentables. Ils finirent vendus au prix de la ferraille. Ou comme l’Asco cédé à un pays africain.
Nous n’aurons pas la cruauté de rappeler en incidence que l’enveloppe fut même utilisée pour contribuer à la réfection des digues portuaires de Nice détruites par une tempête ! À juste titre, les Corses criaient à la forfaiture devant ces pratiques exclusivement bénéfiques aux activités continentales tandis qu’ils continuaient à payer au prix fort des prestations aléatoires et sous l’épée de Damoclès des mouvements sociaux.
Désastreuse privatisation
Acculé et noyé, le pouvoir opta pour le désengagement afin de tenter de briser la maléfique spirale dont il était coupable. Elle le fit en 2005 dans la précipitation et sans véritable prospective sous la houlette de Dominique de Villepin. L’État perdit dans l’opération près de cinq cents millions d’euros. La commission d’enquête parlementaire n’eut pas de mots assez durs, parlant de « gâchis épouvantable ». En effet, Butler Capital Partners réalisa une plus-value de soixante millions d’euros en prenant 38% puis en cédant rapidement sa participation à Veolia qui possédait déjà 28% du capital. Cette multinationale, qui n’avait guère d’expérience dans le maritime, promettait l’excellence et de redresser la barre, a finalement effroyablement mal géré. Ajoutant à l’amateurisme une approche strictement capitalistique. Telles furent les conclusions du rapporteur de la commission, un certain Paul Giacobbi. Et dans le même temps la SNCM devait sur une décision de Bruxelles rembourser quatre cent quarante millions d’euros. Parfum de connivence ? Cadeaux offerts en haut-lieu à des sociétés amies ? Sans doute. Mais les investigations engagées ne purent le prouver. Empêchant toute action en justice. À l’évidence nul ne disconviendra que le coût abyssal pour l’État eut en contrepoint un enrichissement de privés sans l’esquisse d’un remède.
Les corsaires du Pascal Paoli
Cette transformation bâclée, aux aspects de pillage financier, s’accompagna de tempêtes sociales. Avec en point d’orgue le détournement du cargo-mixte Pascal Paoli par le syndicat STC. Et la spectaculaire intervention en pleine mer du commando Hubert.
Dans ce droit fil, une grève de vingt-quatre jours des personnels paralysa l’ensemble des rotations. Ce ne sont là que quelques épisodes d’un scénario qui s’étira en longueur. Il marquait un double divorce. D’une part des usagers avec la compagnie. De l’autre des marins avec l’autorité de tutelle.
L’eau coula sous les ponts dans une nébuleuse où la compagnie nationale moribonde fut cédée par l’éphémère propriétaire. La vente s’effectua, sous l’égide du tribunal de commerce, à un entrepreneur qui se désengagea rapidement au profit d’un consortium local. Avant de tomber dans l’escarcelle d’un armateur à l’envergure internationale.
la suite de cet article est à retrouver dans Paroles de Corse #132 -juin 2024 en vente ici
Les commentaires sont fermés, mais trackbacks Et les pingbacks sont ouverts.