Le ministre de l’Intérieur avance masqué. Il fait preuve dans le dossier corse d’un art consommé des pourparlers. Ses déclarations officielles successives se veulent certes consensuelles, mais elles drainent aussi la volonté d’être maître du jeu. Et surtout, dans un correctif de ses propos initiaux de noyer le concept d’autonomie dans des contingences économiques sociétales et institutionnelles.
Par Jean Poletti
Toutes les explications du monde ne suffiront pas à invalider le fait prégnant que la mort d’Yvan Colonna et le climat d’émeute qu’elle généra, suscita l’annonce de Gérald Darmanin. Comparaison n’est pas raison mais la similitude fut aisée avec la situation en Guadeloupe. Là-bas aussi l’irruption contestataire s’accompagna de solennelles déclarations pouvant se résumer dans la célèbre formule « Je vous ai compris ». On offrit même à ce territoire l’autonomie qu’il n’avait au demeurant pas réclamée !
S’agissant de notre île, le pensionnaire de Beauvau fit d’emblée preuve d’un volontarisme qui plaçait l’autonomie au cœur du processus. Mais force est d’admettre qu’au fil des réunions, cet épilogue s’édulcora nettement. Au point qu’actuellement le ministre de l’Intérieur, dans une sorte de révolution copernicienne, affiche un nouveau positionnement. Il tient dans l’une de ses récentes phrases « Ce n’est pas l’État français qui demande l’autonomie, c’est bien une partie des élus de Corse. Je suis prêt à tout mettre sur la table. J’attends d’avoir la démonstration qu’il faudrait changer de statut de la collectivité pour être efficace sur telle ou telle politique. » Et d’annoncer en incidence qu’il avait nettement perçu des différences évidentes chez les élus corses « qui ne veulent pas tous la même chose, ne demandent pas tous l’autonomie ».
Joueur d’échecs
Dans cette évolution sémantique, les mots ont un sens et ne doivent rien au hasard. Gérald Darmanin le sait pertinemment. Quelle que soit l’opinion à son égard, chacun peut aisément reconnaître qu’il a un sens politique aiguisé. Aussi, sans jouer les Cassandre, rien n’interdit de penser que sa demande au Conseil exécutif d’élaborer des propositions dévolues à optimiser l’économie insulaire n’est pas exempte d’innocence. Non seulement il se pose intelligemment en arbitre. Et tel un joueur d’échec signe un coup d’avance. Dans ce scénario aux confins du clair-obscur, point n’est besoin d’être grand clerc pour déceler une stratégie ministérielle. Celle qui pourrait allier un essor insulaire et le droit constant.
Tel est finalement ce qui dans un espace de dialogue fait partie de ce que les diplomates nomment « le non-dit éloquent ».
Nul à priori, ici et sur les bords de la Seine, ne serait hostile à une adaptation des dispositifs règlementaires en vigueur. Une manière de reconnaître la sacro-sainte spécificité. Mais là aussi des lignes rouges gouvernementales sont dressées. Telles des frontières infranchissables. La Corse doit rester dans la République et le véto sur la création de deux types de citoyens sur l’île. Des perspectives souhaitées par les évolutionnistes aux limites étatiques imposées, le chemin s’avère tortueux et semé d’embûches. Naturelles ou volontairement disposées, elles dissimulent pour l’instant les assertions lénifiantes.
Le réel escamoté
Mais transcendant les considérations factuelles, se dessine aussi, et peut-être surtout, une évidence élyséenne et parlementaire. Les dissimuler équivaudrait à scruter un dossier par le petit bout de la lorgnette. Car l’exigence de vérité commande à dire que ces deux équations sont à multiples inconnues. Bannissons les grandes théories prospectives pour sérier à grands traits le réel. Emmanuel Macron sait que son dernier mandat ampute sa marge de manœuvre. D’ores et déjà, la succession est ouverte. Dès lors qu’il voit d’un bon œil ou pas une plausible réforme institutionnelle d’ampleur devient sinon accessoire à tout le moins secondaire. Dans son camp, les couteaux sont sortis. Le dernier pavé dans la mare de François Bayrou sur la réforme des retraites en est l’un des exemples significatifs. Mais aussi les velléités présidentielles d’un Darmanin instruit par son mentor Sarkozy, il ne voudra pas hypothéquer ses chances en se brûlant les ailes sur l’affaire corse. Son ennemi intime Bruno Le Maire, lui aussi en lice sans le claironner, que l’on sait partisan d’une indivisibilité de la nation, pourrait bien tenter de monter en épingle un plausible faux pas de son concurrent.
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