Les fractures insulaires de l’autonomie
Lors des fameux lundis de Matignon, la délégation d’élus corses se scinda en deux camps. Près de trente ans plus tard, l’actualité laisse à nouveau percer des dissensions insulaires pour ne pas dire des clivages. À telle enseigne que des échos dissonants parsèment les réunions qui se tiennent Place Beauvau.
Par Jean Poletti
Bien sûr le contexte est différent. Certes l’idée décentralisatrice a nourri les esprits au fil des décennies. À l’évidence, le fameux slogan « Il n’est bon bec que de Paris » n’est plus à la mode. Il n’empêche, le relatif consensus sur le processus de l’autonomie semble s’être effiloché avec les mois, scindant la démarche entre majorité territoriale et le groupe de droite. Cette dernière paraphe le divorce en annonçant qu’elle défendrait ses propres arguments lors de prochaines rencontres avec Gérald Darmanin.
L’ultime pierre d’achoppement fut, semble-t-il, l’emploi ou pas du terme condamnation dans les réactions au chapelet d’attentats contre les mairies. Mais au-delà du formalisme des mots et des formules, rien n’interdit de penser que le clivage s’enracina progressivement sur les modalités du contenu, de la méthode et de la finalité du concept d’autonomie. Et s’ajoutant à ces deux visions qui s’opposent désormais, transpirent les réserves souvent feutrées, parfois abruptes du Partitu di a Nazione et de Corsica Libera.
Sans jouer les augures, tout indique qu’aller en ordre dispersé à la table des négociations est synonyme d’affaiblissement collectif. Et en incidence fait le jeu du ministre de l’Intérieur. Il peut reprendre le jeu à son avantage, retrouvant une latitude dont il s’était départi en s’avançant précipitamment sur les chemins décentralisateurs, au lendemain des émeutes d’une jeunesse survoltée.
Éternelle bataille
Quoi qu’il en soit, s’il est aisé de formuler des hypothèses en jouant les commentateurs, plus ardu est de sérier les multiples considérations politiques, sociales, culturelles, ou sociétales qui nourrissent la plausible mutation institutionnelle devant dessiner le nouveau visage de la Corse.
Existe-t-il une permanence des différences de point de vue qui se reproduisent au gré des réformes examinées ? La question mérite d’être posée tant les oppositions jalonnent les batailles des statuts passés et celui qui est en gestation.
Comparaison n’est pas raison, mais sauf à occulter l’histoire contemporaine, il convient de se replonger sommairement sur ce que furent les démarches initiées par Gaston Defferre et Pierre Joxe, sous la houlette de François Mitterrand.
Elles ne furent pas tant s’en faut un long fleuve tranquille. Ainsi, l’installation de la première Assemblée de Corse, et son président Prosper Alfonsi, fut ponctuée par une « nuit bleue » du FLNC. Elle restera gravée dans l’inconscient collectif par ce titre humoristique du journal Libération : « Prosper Yop’ la boum !» À l’évidence les clandestins d’alors ne goûtaient que moyennement cette avancée, qu’ils considéraient comme un trompe-l’œil, sinon una trappula, pour reprendre leur expression. Faut-il rappeler à cet égard que si la gauche obtint la majorité, elle le dut largement à la présence aux trois tours du scrutin de José Rossi, libéral et évolutionniste, qui empêcha la victoire de Jean-Paul de Rocca Serra. Rien n’y fit pour faire fléchir le dissident. Pas même une communication téléphonique de Jacques Chirac.
Clivages modifiés
Un épilogue qui déjà se voulait prémices de repositionnements sur l’échiquier insulaire, qui transcendait les options classiques pour laisser apparaître la dualité Girondins/Jacobins. Cela s’amplifia dans le camp de la droite, une décennie plus tard. Le fossé s’était creusé au point que José Rossi fut nommé rapporteur du projet Joxe qu’il défendit bec et ongles à l’Assemblée nationale. Et tandis qu’il trouvait des alliés à l’image du député de Balagne Paul Patriarche ou de Marc Marcangeli, alors maire d’Ajaccio, radicaux et communistes jouaient la carte de la République une et indivisible. Dans le même temps, les clandestins à l’époque unis annonçaient leur déception d’une formule explicite « Il n’y aura pas de troisième voix. » Bref, pour certains c’était selon leurs termes un toboggan vers l’indépendance, pour d’autre un simple toilettage aux contours trop modestes.
Finalement il fallut la ténacité et la constance d’un président socialiste pour que cette double avancée statutaire devienne loi. N’avait-il pas dit au détour d’un de ses discours « Corses soyez vous-mêmes » ? Et tandis que Michel Rocard, qui repose de son éternel sommeil à Monticello, évoquait devant le Parlement les injustices faites à une île, Pierre Joxe était traité de séditieux à Corte par des édiles écharpes tricolores en bandoulière.
Les cendres et le feu
Voilà qui témoignait mieux que longues digressions d’une volonté élyséenne de reconnaître une spécificité et des réticences engendrées sur place par les réfractaires du changement.
En avait-on fini avec ces oppositions ? D’aucuns pouvaient le croire. Elles furent en toute hypothèse mises en sommeil par la droite qui s’était emparée du pouvoir régional et se coulait sans réticence dans le moule de la nouvelle législation. Ce n’était visiblement que partie remise. Tels les feux couvant sous les cendres, les confrontations locales rejaillirent avec les annonces de Lionel Jospin, Premier ministre de cohabitation. Partisan d’une nouvelle évolution, il initia les lundis de Matignon. La période ? Un an après l’assassinat du préfet Claude Érignac. Et si d’emblée l’hôte de Matignon subordonnait les discussions à la fin de la violence, il revit sa copie, annonçant que cette condition aurait fait de ses auteurs les seuls maîtres du jeu et les arbitres du calendrier. Et d’ajouter à toutes fins utiles qu’attendre la fin de la violence pour parler « des problèmes de la Corse aurait équivalu à ne pas discuter, donc à se résigner au statu quo. » Entre ces deux attitudes, coïncidence ou relation de cause à effet, tels notèrent que survinrent les assourdissants attentats à Ajaccio des immeubles abritant l’Urssaf et les services de l’Équipement qui firent sept blessés. C’était aussi l’instant où Bernard Bonnet, qualifié par Jean-Pierre Chevènement de l’homme qu’il faut là où il faut, prendra ses fonctions au Palais Lantivy. Peu après, il était impliqué dans l’incendie d’une paillote à Coti-Chiavari avec des gendarmes, dont certains hauts gradés, qui craquèrent les allumettes destructrices.
Un fait divers hors du commun qui secoua les sphères du pouvoir, faisant partir en fumée le concept même d’État de droit, tant il fut sali par ceux qui sont censés le faire appliquer.
Les motions de la discorde
Tel était le climat. Lourd. Pesant. Il ceinturait l’île d’abord tétanisée par le guet-apens mortel où tomba le représentant de l’État. Ensuite révoltée par les exactions de son successeur. Enfin inquiète au regard d’un avenir ourlé de lourds nuages noirs.
Jospin, en conscience, mais aussi instruit par la nécessité d’ouvrir ici de nouveaux horizons et de desserrer l’étau paralysant notre société, appliqua une sorte de thérapie politique. Celle qui consistait à redonner la parole aux représentants du peuple pour qu’ils jettent un pont vers un avenir partagé.
Ce ne fut pas une sinécure. À l’Assemblée de Corse, les débats furent vifs sinon houleux. Au fil des argumentations, rapprochements, ukases et tractations discrètes, deux options se dégagèrent. L’une portée par Jean-Guy Talamoni, adoubée par les nationalistes, le groupe socialiste et une frange de droite sous l’égide de José Rossi, revendiquait sans l’esquisse de l’ombre d’une hésitation une trilogie complémentaire. Un pouvoir législatif, la reconnaissance d’une communauté insulaire et la réforme constitutionnelle permettant la mise en œuvre de ces préceptes. Ce texte trébucha. Minoritaire par vingt-deux voix contre vingt-six. La majorité se portant sur la motion moins audacieuse soutenue par le président du conseil exécutif Jean Baggioni, la droite légitimiste, les zuccarellistes. L’architecture du texte reposait sur le maintien de la Corse dans la République, et soulignait la permanence d’un encadrement législatif par le pouvoir étatique tout en insistant sur les problèmes économiques. Et chacune des parties mit sa propre contribution dans ses bagages pour se rendre à Paris et les défendre devant leur interlocuteur.
Habile stratégie
Jospin fit-il contre mauvaise fortune bon cœur ? Sans doute. Prenant acte de la fracture, et du texte majoritaire dont il ne semblait pas faire son miel, il opta pour la devise mitterrandienne laisser du temps au temps. Aussi durant un trimestre, chaque lundi ou presque, les édiles se retrouvaient dans un salon lambrissé de Matignon pour débattre sans tabou. La finalité ? Aboutir à un consensus.
En fin stratège, le chef du gouvernement échelonna les ordres du jour en débutant par les moins clivants. Ainsi sont répertoriées les diverses facettes des carences liées au handicap de l’insularité, le statut fiscal, et autre arrêté Miot ou la langue corse. Cet espace de dialogue fut propice aux convergences. La libre parole et le sérieux des échanges, loin de la médiatisation intempestive, permirent d’aborder avec une relative sérénité l’ultime chapitre. Celui de la mutation institutionnelle. L’accord ne fut pas paraphé, mais sans jouer embrassons-nous Folleville, le fossé s’était singulièrement réduit. Là aussi Jospin, pragmatique, ne brusqua pas les sensibilités. Il obtint la rédaction d’un texte unanime incluant de larges transferts de compétences à la collectivité territoriale. Un principe concrétisé par l’opportunité donnée aux élus de la Corse d’adapter les textes réglementaires nationaux, afin qu’ils soient en étroite symbiose avec les réalités locales. Et en corollaire la possibilité de s’affranchir de certaines dispositions législatives sous le regard du parlement.
Une première étape dans le défi relevé par Lionel Jospin, dont certains ici comme sur le continent clamaient sous tous les toits qu’il allait essuyer un cuisant échec.
Promesse d’avenir
Mais celui qui annonçait clairement qu’en cas de victoire à la présidentielle la Corse aurait son autonomie, ne se reposa nullement sur ses lauriers. En effet, et cela passa presque inaperçu, le dispositif unanimement validé comprenait également que dans les deux années suivantes une nouvelle opportunité serait offerte.
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