DE LA MÉPRISE AU MÉPRIS
Victoire de la «mentalité»
Il a fallu une angoisse sociale profonde pour que le candidat Trump, en position de leader lors des élections à la présidence des USA, pousse à un gigantesque « passage à l’acte » en transformant une partie du corps électoral en une masse régie par ce que Freud appelait « la psychologie des foules ».
Par Charles Marcellesi / Médecin
Pour que cela advienne, cinq conditions et mécanismes furent nécessaires. L’angoisse, de nature sociale, était donc celle de sujets peuplant des régions touchées par les mutations économiques de la désindustrialisation. Elle s’accompagnait d’un émoi particulier de menace de déclassement, d’un ressentiment profond de ceux qui se sentaient comme invisibles aux gouvernants en place (l’objet d’angoisse est en effet ici le regard…), d’un embarras favorisant le passage à l’acte électoral, parce qu’il y avait une rupture dans le continuum du sentiment d’exister socialement. L’identification à un leader, le candidat Trump, était également un élément nécessaire : dans « Psychologie des masses et analyse du moi », Freud, après avoir emprunté à Gustave Le Bon sa description d’une foule « impulsive, mobile et irritable » et « portée à tous les extrêmes » décrit le mécanisme de cette identification sur le leader : il s’agit d’un état de fascination proche de celui de l’état amoureux (mais sans la tendance sexuelle) ou de l’état hypnotique, exercé par le leader sur tous les individus de la foule. Ainsi chaque membre de la foule met à la place de son idéal du moi individuel (c’est-à- dire l’instance symbolique par laquelle il est nommé, sexué et compté comme «un»…) le même objet auquel se sont identifiés tous les moi des individus de la foule (le moi étant l’instance défensive de la personnalité de chacun, constituée autour de l’image de soi).
La petite moustache d’Hitler
L’objet auquel se sont identifiés les moi des partisans de Trump a été la réduction à un trait de l’image du leader, comme le fut hier la petite moustache d’Hitler pour les foules nazies, à savoir l’attifement de sa chevelure d’or, symbole d’un milliardaire incarnant la réussite individuelle dans le rêve américain, qu’il recouvra fort opportunément, dans les dix derniers jours de sa campagne, de la casquette, symbole de ses
partisans en voie de prolétarisation. Il fallut ensuite des moyens de communication quasi- instantanée, comme le tweet et la multiplication de sites Internet, de façon à pouvoir susciter des affects violents et les faire circuler dans l’émoi. Une fois créée, la relation à deux par l’identification au leader, il fallait faire transitiver dans une relation à trois ces affects violents sur des tiers, les concurrents démocrates et leur leader honnie, Hillary Clinton. Le transitivisme est une relation imaginaire (c’est-à-dire d’image à image) observable au début chez le jeune enfant de 6 à 18 mois qui en même temps qu’il reconnaît son image dans le miroir se met à partager les situations (de jeu par exemple) avec les autres petits semblables.Ce processus se conjugue à celui de la mère qui lui énonce ce qu’il est sensé éprouver en toute situation (par exemple quand il tombe c’est la première fois la mère qui crie de douleur alors que lui ne manifeste rien, et à la deuxième chute, il vient réclamer le bisou sur le bobo) ; ensuite l’enfant apprend à se débarrasser de ses éprouvés corporels et affects déplaisants sur ses congénères en transitivant sur eux son masochisme : c’est ainsi que beaucoup plus tard, à l’âge adulte, au cinéma, la salle rit quand l’acteur comique se casse la figure.
La méprise selon Lacan
L’affect transitivé par le leader Trump et la foule de ses partisans sur Clinton et les tenants du parti démocrate a été l’affect du mépris, inhérent à ce que Lacan dans le séminaire «Le sinthome » appelle la mentalité comme « racine de l’imaginaire ». Pour comprendre cela, la théorie lacanienne suppose que l’image du corps fait consistance et recouvre la cause du désir, à l’origine l’objet qui fut perdu lorsqu’il créa les premières expériences d’érogénéité des orifices du corps (sous les espèces du sein, du regard, de la voix, des fèces pour respectivement la bouche, la paupière, l’oreille, l’anus). La problématique de la sexuation des corps et de la différence anatomique des sexes, vécue universellement par l’enfant comme le manque d’un pénis chez la femme, confère secondairement au manque d’objet un éclat de perte, une brillance (comme l’éclat d’un trésor, un agalma) qui rendra ce corps voué à l’«adoration» sexuelle (« la méprise » dit Lacan). Le propriétaire du corps chez lequel cet agalma semble ne plus exister sera en proie à une nosophobie (peur que des maladies ne détruisent son corps) ou alors cette peur d’un défaut d’agalma sera transitivée en mépris sur un tiers disqualifié comme partenaire occasionnel ou durable.
Guai e lucchesi
En Corse, le proverbe A la fine di tanti guai un lucchesi ùn manca mai promettait la femme déconsidérée au mariage avec l’ouvrier agricole lucquois. Ainsi pour Trump, les immigrés latinos étaient tous des violeurs potentiels et Hillary Clinton devenait une femme à la santé chancelante porteuse de toutes les tares morales de l’Amérique. Les Républicains ont sanctionné par un vote massif et décisif cette stratégie électorale.
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