« DÉCIVILISATION »
Lors d’une rencontre avec des intellectuels et plus particulièrement des sociologues en vue de mieux comprendre les ressorts et les enjeux de la violence dans la société contemporaine, le président de la République lâcha le néologisme de « décivilisation ».
Par Michel Barat, ancien recteur de l’Académie de Corse
Le mot n’a absolument pas retenu l’attention de ses interlocuteurs pendant la discussion. C’est une reprise journalistique de commentateurs politiques qui attira l’attention sur ce terme pour en faire un débat. L’objet de la discussion était une question de fond, la reprise la transforma en polémique superficielle autour de ce néologisme. C’est une affaire de bruit et de résonance mais le bruit couvre souvent la parole et la pensée pour s’y substituer. On y entendit comme un écho des « sauvageons » de Jean-Pierre Chevènement ou encore de « l’ensauvagement », autre néologisme utilisé par un autre ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin. Ce terme avait été élevé au rang de concept par l’historien américain d’origine allemande George Mosse qui utilise le néologisme anglais de « brutalization » pour décrire la violence dans la société née de la Première Guerre mondiale et en fait le creuset des totalitarismes. L’extrême droite bien entendu s’engouffra dans cette polémique, la droite s’empressa comme souvent de la suivre.
Nous sommes malheureusement bien loin du débat philosophique et sociologique, débat pertinent et nécessaire, que le président de la République venait d’engager avec ses interlocuteurs. Mais le bruit des opinions devenant très vite un fait politique voire sociologique, il est utile de se demander quel peut être le sens du terme de « décivilisation », s’il en a un. On aurait plutôt tendance à répondre que c’est une commodité de langage bien trop rapide, mais il dénote malgré tout un phénomène d’une plus grande importance.
De Rousseau à Césaire
En fait il s’agit peut-être du retour à l’opposition « sauvage » et « civilisé » telle que l’inaugure paradoxalement Rousseau contre Voltaire pour qui d’une manière contre-intuitive, pour user d’une expression à la mode, la bonté appartiendrait au sauvage et non pas au civilisé. De la même manière Aimé Césaire avait retourné la « sauvagerie » contre le colonialisme prétendant apporter la civilisation.
Un processus de civilisation est un processus cumulatif qui au cours des siècles de l’histoire permet d’acquérir une manière de vivre améliorant la relation entre les gens grâce aux acquis de la vie en société. On se civilise progressivement et on ne le reste que tant qu’on continue. La civilisation implique une persévérance dans l’être, la forme de la société ne cessant de se modifier au rythme des circonstances de sa civilisation continue. Ce mouvement ne sous-tend pas nécessairement une philosophie du sens de l’histoire mais du moins veut que demain soit meilleur qu’hier. La « décivilisation » commence à l’inverse quand on croit que le bon vieux temps d’hier était meilleur qu’aujourd’hui et le sera encore plus que demain. Symboliquement la « décivilisation » est le sentiment d’un paradis perdu et d’un enfer futur promis. On en revient à Rousseau qui, dans son discours de 1749 pour le concours de l’Académie de Dijon, condamne comme illusion et perversion les progrès dans les arts, les sciences et les techniques qui loin d’améliorer la société corrompraient les mœurs.
Illusion perverse
La pensée de la décroissance s’inscrit dans cette tradition qui initie le processus de « décivilisation » : la violence faite à la nature serait l’origine de la violence entre les hommes. Cette conception n’est pas dénuée de toute vérité, bien au contraire, au regard de la détérioration indiscutable de la planète et de l’effondrement de la diversité biologique qui trouvent leurs causes principales dans l’industrie et l’activité humaines. En revanche, c’est bien le progrès dans les sciences et l’accroissement de civilisation qui ont provoqué cette conscience de l’aspect néfaste de l’activité humaine.
Il est illusoire de penser qu’il existerait une idée de la nature en soi, bien au contraire l’idée de nature est une idée produite par une civilisation qui cherche soit à l’imiter pour vivre en harmonie avec elle, soit à en devenir « maître et possesseur » pour s’en libérer. Il s’agit même des deux à la fois : pour vivre en harmonie avec la nature, il faut peut-être continuer de progresser dans sa maîtrise. L’illusion perverse est sans doute plus le désir de moins de civilisation que la volonté de plus de civilisation.
Le spectre de l’obscurantisme
Il en va ainsi de la violence faite tant à l’encontre des hommes que de la nature : son accroissement est bien une « décivilisation », sa diminution une civilisation. Les maux du progrès ne seront guéris que par plus de progrès, par plus de civilisation et absolument pas par moins. L’extinction des Lumières ne peut que provoquer les ténèbres : la « décivilisation » est le retour à l’obscurantisme.
Les commentaires sont fermés, mais trackbacks Et les pingbacks sont ouverts.