Entre famille et insularité: Qu’est ce que l’identité en Corse?
Par Charles Marcellesi/Médecin
C’est dans « l’avenir d’une illusion » que Freud parle de la spécificité corse :
la communauté humaine dont il s’agit n’est pas la Corse en tant que nation mais le niveau d’organisation sociale à partir de la famille ; l’amour de la famille est le trait différentiel, symbolique, de l’identité en Corse.
Cet amour de la famille est un héritage vieux de 5 000 ans d’une influence indo- européenne lorsque les cultures italiques de Remedello (actuelle Vénétie), Rinaldone (Toscane) et Gaudo (Campanie) connurent un prolongement en Corse avec le Terrinien (de l’actuelle plaine d’Aléria à Serra di Ferro), qui a les mêmes caractéristiques d’un âge du cuivre précoce et d’une façon d’enterrer les morts dans des hypogées creusées dans la roche. Mais peu après, cette avancée indo-européenne refluera vers les Balkans pour laisser place aux Etrusques et aux «villanoviens») et l’avant- garde indo-européenne des terriniens resta piégée en Corse par la géographie. C’est grâce à l’insularité que se perpétua un isolat culturel, autour de deux institutions familiales majeures d’origine indo-européenne : la vendetta, forme de justice familiale privée, et le fosterage, technique éducative consistant à confier à partir d’un certain âge l’éducation des enfants à des membres de la famille, en Corse les tantes célibataires et la grand-mère paternelles, pour développer une solidarité absolue entre les membres des parentèles, condition du bon fonctionnement de la vendetta.
C’est à la fin de la nouvelle de Mérimée que son héroïne Colomba déclare son véritable statut familial : elle ne se mariera pas et élèvera le fils à naître de son frère.
Le mal-vivre
Avec Lacan, la notion d’identité s’approche en deux temps: héritier de la philosophie des Lumières et de son aspiration à l’universalité contre le courant antinomique – incarné par Herder – qui promeut le culte de la différence (et génèrera via Maurras et Barres l’idéologie nazie qui veut qu’une nation domine les autres par son peuple, sa langue et sa culture), Lacan voit avec la définition du cogito cartésien l’avènement du sujet de la science, dont la doublure est le sujet de l’Inconscient. Ce dernier a en charge la causalité psychique, dont la science n’a que faire, grâce à l’identification du signifiant, unité fondamentale de langage qui permet de «parler» l’être et le désir qui le meut, sous la forme du « trait unaire », à savoir lorsqu’un objet est perdu et désinvesti jusqu’à n’en garder qu’un seul trait, la nomination de celui-ci. Lacan repère à côté du symbolique (l’inconscient structuré comme un langage) deux autres «consistances» : celle du corps et de l’image du corps, l’Imaginaire, et celle de ce qui existe tout en étant irreprésentable en mot ou en image, le Réel.
Que serait alors l’identité en Corse? Elle est conditionnée par l’insularité qui génère un malaise du fait de vivre constamment sous le regard de l’autre, ce qui prive le sujet de sa capacité d’énonciation aux prises avec la topographie insulaire qui pour ainsi dire nomme et écrit chaque situation de sa vie. L’expérience de l’occhju (le mauvais œil), finalement délivre le sens de cette identité : seul l’amour de la famille (trait différentiel dans le symbolique) protège du pouvoir de l’œil (le regard) de donner la maladie et de la mort (trait dans le réel) par un mécanisme de transitivisme des éprouvés corporels (trait imaginaire illustré par le voisin qui rend malade par l’adresse d’un seul regard d’envie, maladie que la signadore prend sur elle et évacue par les orifices de son corps.)
Un nouveau modèle
Pascal Paoli, homme des Lumières, livra une guerre implacable aux vendette entre familles avec sa Giustizia paolina. Il préconisait l’idéal d’un état, via le projet de constitution demandé à Rousseau, l’auteur Du contrat social , au service d’une nation pacifique qui ne ferait pas la guerre aux autres et se bornerait à défendre son indépendance.
Le modèle de la famille corse avec ses frérèches et ses parentèles étendues survivra jusqu’aux années 1970, date à laquelle, selon l’Atlas ethno historique de la Corse, elle rejoindra le modèle de la famille française. Entre temps, la société traditionnelle corse avait quitté son aire culturelle de survie, les communautés villageoises de l’intérieur de l’île, pour s’installer dans les zones urbaines, ou quitter l’île, tandis que la pratique de sa langue courrait le risque de s’affaiblir.
Depuis un nouveau modèle de vivre ensemble à l’échelle d’une communauté insulaire est sans doute en train de s’inventer sous nos yeux.
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