Par Charles Marcellesi / Médecin
Shakespeare, dans son ultime œuvre, La Tempête, tisse un « voile du beau » devant l’aspect réel souvent abject de ce qui cause notre désir ; dans son roman Le massacre des Innocents, Marcu Biancarelli déchire ce voile du beau et décrit comment chacun se trouve confronté à la question du choix éthique quand se produit le déferlement de l’horreur.
L’initium des deux œuvres est la survenue d’une tempête et d’un naufrage : celui-ci ne sera pas que réel, il sera également symbolique: à cette époque où l’idéologie dominante est le mercantilisme, des aventuriers
se trouvent lancés à la recherche de territoires coloniaux pour en exploiter les ressources. Les scènes du roman de Biancarelli situent les trajectoires de ses héros depuis la vie dans les cités de la prospère Hollande du XVIIe siècle, à des époques presque contemporaines de la création shakespearienne, jusqu’aux drames survenant sur les navires de commerce aux confins du monde connu… son style est en osmose avec celui de peintres hollandais, se fait selon la nécessité rustique et drue comme dans les toiles d’Adriaen Brouwer, emprunte les touches rapides et brillantes d’un Frans Hals, ou celles sombres et tourmentées des scènes de tempête d’un Bakhuizen.
Lorsque les naufragés sont abandonnés sur les îlots perdus et inhabités d’un archipel au large de l’Australie, l’ordre symbolique se dissout, les tentatives d’en instaurer une survivance ou un tenant lieu sont effacés par un terrible rapport de force : les plus faibles – notamment femmes et enfants – deviendront la proie des plus haineux et destructeurs, jusqu’au viol et au massacre. Dans cette description méticuleuse de la progression dans l’horreur, qui révèle la capacité du sadisme même chez des gens ordinaires placés dans des conditions exceptionnelles, l’heure du choix se pose à chaque sujet en termes éthiques : on n’est plus là comme dans la pièce de Shakespeare dans la lutte d’influence entre les figures quasi allégoriques du Bien et du Mal, Ariel et Caliban, mais entre se mettre du côté des forces de la haine, de l’emprise et de la destruction (précisons ici que le sadique, selon Lacan, se perçoit lui-même comme l’exécutant qui assure la jouissance d’un Autre du langage, auquel le XVIIIe siècle donnera avec Sade le nom d’« Être suprême en méchanceté » ; sa loi est : « j’userai de ton corps et y commettrai des exactions jusqu’où il me plaira ») ou du côté de ceux qui, en connaissance de cause (parmi ceux-là se trouve paradoxalement un ancien soudard), veulent maintenir l’humanité dans le lien social.
Dans le social aussi
Dans le fil du propos de Biancarelli, c’est aujourd’hui la problématique de l’aide humanitaire qui nous donnera la clef de ce qu’est la sublimation, c’est-à-dire la technique d’approche – sans refoulement – du réel de ce qui nous fait désirer mais qui se révèlera facilement susciter le dégout une fois levé le « voile du beau » – enrobage qui a le sens, à la fois imaginaire et symbolique, de l’amour – et dont parle Lacan. Cette sublimation peut se pratiquer sur le versant de la création de l’œuvre d’art, qui surgit en résonance avec le symbolique au lieu de l’invivable de ce qui ne peut se dire, qui existe pourtant, et que Freud nommera «La Chose » pour avoir marqué les temps de la préhistoire personnelle de chaque sujet lorsqu’il est initié à une parole dont il ne dispose pas encore dans ses commencements d’être parlant et désirant. Mais la sublimation est aussi à l’œuvre dans le social : au bénéfice de ceux qui sont en détresse dans notre propre société (ils sont nombreux en Corse), mais convoquant également ceux chez qui naît la vocation humanitaire pour se rendre sur des lieux de guerre et de conflit. Il faut alors avoir suffisamment de cran pour poser le regard sur les exactions commises par d’autres hommes qui ont ainsi satisfait jusqu’à la monstruosité l’appétit de jouissance, la volonté mégalomaniaque de toute puissance et l’égarement du désir. Le choix éthique de cette sublimation est d’être du côté de ceux qui secourent et pas du côté de ceux qui commettent ces atrocités, voire qui font simplement preuve d’indifférence.
Fonction d’accueil
Cette question interpellera même à distance le simple citoyen informé de drames contemporains comme celui de la guerre en Syrie, ce qui justifie le pessimisme de Freud (l’illusion du « plus jamais ça» dans « Malaise dans la culture »). Plusieurs ouvrages sur la Syrie (Syrie, anatomie d’une guerre civile, éd. CNRS; Opération César, Stock) montrent la séquence infernale enclenchée par un régime criminel, qui fait dériver la rébellion contre ses exactions commises au détriment de populations civiles (tortures d’adolescents lors du «printemps arabe» de 2011), pour susciter d’abord une guerre civile autour de questions religieuses (faire sortir des prisons du régime ceux qui participeront à l’expérience de l’État islamique…), pour la transformer en guerre régionale, enfin en guerre internationale. Cette guerre a jeté des centaines de milliers d’hommes et de femmes sur les routes de la migration en Europe, mêlés à ceux de l’immigration pour raisons économiques. Le docteur Pernin a réclamé que la Corse ne soit pas exclue, au nom d’un rationalisme bureaucratique, de cette fonction d’accueil des immigrés syriens au moins au niveau symbolique de quelques dizaines de personnes.
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