Depuis plus de cinq décennies, François Desjobert immortalise la Corse à travers l’objectif de son appareil photo. De ses débuts modestes dans un magasin de photographie à ses reportages marquants pour la presse, il a su capturer l’essence du quotidien, des grands événements politiques jusqu’aux paysages intemporels de son île natale. Pour lui, chaque cliché est une trace indélébile de l’histoire, révélant un regard singulier forgé par des années de pratique, de passion et de rencontres.
Portrait
Par Karine Casalta
Le parcours de François Desjobert a pourtant commencé de façon totalement inattendue. Il découvre en effet la photographie sur le tard, totalement par hasard, lorsqu’un de ses frères, marin, lui offre au retour d’un voyage, un appareil photo qu’il avait acheté pour lui à Tokyo. « Pourquoi cet achat ? Pourquoi pour moi ? », s’interroge-t-il encore aujourd’hui. « On était une famille de huit enfants et il avait ramené un cadeau à chacun. C’est très curieux parce que je ne faisais pas de photos. Et lui-même n’était pas photographe. » Pourtant, cet appareil va changer sa vie. Ce qui commence comme une simple curiosité va se transformer rapidement en une passion dévorante. « Je ne savais pas faire de photos, il a donc fallu que j’apprenne. Et très vite, je suis devenu fou de photos jusqu’à en faire mon métier. » Sans formation académique, il va apprendre les rudiments du métier avec Michel Tomasi, qui l’embauche dans son magasin et lui fait faire ses premiers pas dans l’univers de la photographie professionnelle. « Travailler chez lui a été le début de mon apprentissage. Ensuite la vie s’est chargée de m’apprendre ce métier », affirme-t-il.
En effet, désireux de se mettre à son compte, il va bientôt s’installer en tant que professionnel, mais loin du modèle classique en cours à l’époque. « Pour faire photographe, il fallait avoir un magasin, vendre des pellicules, des appareils photos, faire des travaux d’amateurs, des portraits, etc. Et moi je ne voulais pas du tout faire ça. Je voulais faire des photos ! » Donc, plutôt que d’ouvrir une boutique, il choisit d’emprunter une autre voie « J’ai ouvert mon entreprise avec seulement un téléphone. J’ai fait en sorte que les gens ne viennent jamais chez moi. C’est toujours moi qui allais chez les gens. »
La nécessité d’aiguiser son regard
C’est ainsi que dès le départ, il se spécialise dans des commandes industrielles et publicitaires. « Je travaillais par exemple pour des entreprises comme EDF qui construisait des barrages et faisait appel à moi pour rendre compte en image de l’avancement des travaux. Je travaillais aussi pour des agences immobilières, pour des supermarchés, pour faire de la pub, etc. En fait, tout ce qui est de la photo professionnelle. » Un travail diversifié qui l’oblige à approfondir sa maîtrise technique « Parce que faire de la photo publicitaire par exemple, ça n’a rien à voir avec aller photographier un immeuble qui se construit. Et puis il fallait tout faire », raconte-t-il, y compris des mariages et des communions pour assurer la viabilité de son entreprise, parce qu’à ses débuts, la photographie était un art coûteux. « Donc voilà, j’ai démarré comme ça. Pendant une dizaine d’années. » C’est à peu près le temps qu’il faut selon lui pour aiguiser son regard. « Je ne sais pas s’il faut du talent pour être photographe mais avoir un regard est indispensable », insiste-t-il, c’est comme un muscle, à force de faire, on finit par apprendre des choses. Et puis surtout, on se rend compte de la façon singulière qu’on a de regarder car on a chacun une façon différente de voir les choses. Ça, c’est le plus important. C’est ce qui fait la personnalité des photos. Et pour trouver ça, il faut en faire beaucoup. Au bout d’un moment votre œil affine un certain cadrage et devient un appareil photo. C’est ainsi qu’un jour, j’ai remarqué en développant mon film après une manifestation violente où on n’a pas trop le temps de réfléchir à ce qu’on fait, que je cadrais pratiquement toujours de la même manière, avec un désaxage du sujet principal. Cette façon de cadrer, je ne la recherchais pas, elle venait naturellement,inconsciemment, parce que c’est ce qui me plaisait. J’ai réalisé que c’était un peu ma signature. »
Raconter une histoire… et arrêter le temps
Au fil des années, il fait en effet ses premières armes dans la presse et se découvre une affinité avec le photojournalisme. Travaillant régulièrement comme pigiste pour Nice-Matin, il réalise ainsi son premier grand reportage, appelé à couvrir une séance de nuit au Conseil général. Et c’est dans un sourire qu’il raconte cet épisode qui lui fera immortaliser une dizaine de politiciens endormis. Des clichés qui feront, le lendemain, la une du journal !
Plus tard, il travaille pour l’agence de presse APIS, qui bientôt deviendra SYGMA, couvrant tous les évènements politiques marquants de 1969 à 1981 en Corse, avec des photos qui restent emblématiques, à l’instar de celles de l’occupation de la cave d’Aleria en compagnie d’Edmond Simeoni. Sans jamais se rendre compte immédiatement de l’impact de son travail. « Sur le moment, je ne fais pas attention », admet-il. Ce n’est qu’avec le recul, des décennies plus tard, qu’il mesure la portée de certaines de ses images qui toujours racontent une histoire, figent le temps, fixant l’instant comme seul l’œil averti du photographe peut le capter. Il faut que quelque chose se passe. « La spontanéité n’est jamais vraiment le fruit du hasard », précise- t-il. « En photographie, il n’y a pas beaucoup de hasard finalement contrairement à ce que croient beaucoup de gens. Pour un photographe de presse, le placement notamment est très important, il faut donc être toujours un peu en avance sur ce qui va se passer en essayant de l’imaginer. On peut se tromper bien sûr, mais il faut essayer de penser à ça et d’anticiper pour déclencher au bon moment. »
Des photos fortes qui se distinguent aussi par une esthétique alliant technique et émotion. « Les photos qui ont du succès aujourd’hui, celles qui resteront, en général sont esthétiques, avec des lignes de force bien construites ; des photos où la technique s’est faite naturellement, sans y penser. C’est là que les dix ans d’apprentissage m’ont servi, pour oublier cette technique tout en m’en servant. »
De l’effervescence des reportages politiques à la sérénité des paysages corses
Conséquence de cette carrière dense pleine de moments forts, il avoue avoir traversé une période difficile vers la quarantaine, où, épuisé par le rythme effréné des reportages, il a connu un burn-out. Un moment de rupture qui l’a conduit à se tourner vers un tout autre type de reportage et à fonder par la suite son entreprise d’édition, devenue une référence en la matière sur l’île de Beauté. « Je me suis tourné vers le paysage, que j’avais déjà commencé à faire bien avant, des reportages sur la Corse, des choses plus tranquilles : des paysages, des hommes qui travaillent, des artisans, des choses comme ça. » La photographie devient alors un espace de ressourcement, loin de la pression de la presse.
À l’instar de grands photographes comme Henri Cartier-Bresson, qu’il admire, François Desjobert a un goût prononcé pour l’humanisme. Photographier les gens dans leur quotidien, souvent à leur insu, fait partie de sa démarche. « Les gens sont beaucoup plus beaux quand ils ne savent pas qu’ils sont photographiés », dit-il. Derrière chaque image se cache une profonde sincérité, une quête de vérité que seul l’œil exercé peut déceler. Un décryptage qu’il partage aujourd’hui, autour de ses photos, dans « L’œil de Desjobert » sur France Corse ViaStella. Inspiré également par Michel Tomasi dans le fait d’être « un témoin de son temps » comme il aime le dire, il offre aussi avec ses clichés, d’imaginer ce que pouvait être la vie à l’époque.
Ainsi, fidèles à ces valeurs, les photos de François Desjobert qu’on feuillette aujourd’hui dans ses livres ou qu’on découvre en galerie, dépassent la valeur esthétique et n’ont eu de cesse d’immortaliser des instants chargés d’histoire et d’émotion. Elles sont une preuve, une mémoire : « Elles arrêtent le temps. » L’essence même de la photographie.
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