Le réalisateur-scénariste originaire d’Ajaccio change de format et passe au long métrage. Une évolution qui se solde par la sortie, ce printemps, de La nuit venue. Un beau moment de cinéma en perspective. Avec en plus Camélia Jordana.
Par Véronique Emmanuelli
Frédéric Farrucci, 49 ans, réalisateur, scénariste, originaire d’Ajaccio, aime regarder les gens et observer tout ce qui l’entoure, à la manière d’un insatiable curieux, pour comprendre ce qui se passe. Il sonde les sensibilités, les affects, réagit aux faits sociaux, aux réalités culturelles, accumule les petites histoires humaines personnelles et collectives. Dans son champ d’intérêt, il a intégré la rue, et la ville en général, qui permettent de se poser des questions sur le lien entre l’espace et les tensions ambiantes, de faire face à de grands récits contemporains et de mettre en évidence la parole de citoyens ordinaires. Autant de dynamiques qui sont devenues enjeu cinématographique.
L’angle adopté est celui du premier long métrage, 1h35 durant, La nuit venue dont la sortie officielle en salle est prévue le 1er avril 2020. L’avant-première en revanche se passera dans l’île. Frédéric Farrucci a des idées bien arrêtées sur ce point. « Je tiens absolument à montrer mon film à mes compatriotes d’abord. » précise-t-il. « Jin est un jeune Chinois, sans papiers qui conduit un VTC chaque nuit, à travers Paris, pour le compte d’une mafia, et qui rembourse ainsi la dette de son émigration », raconte le réalisateur. Le chauffeur, au hasard d’une de ses courses nocturnes, « croisera le chemin d’une jeune call-girl et strip-teaseuse. Elle bouleversera son destin et le conduira à enfreindre les règles sévères de son milieu », complète-t-il. Il revendique volontiers « un film noir, un genre qui permet au travers d’une histoire criminelle ou policière, de raconter un état de la société ». L’obscurité parisienne ajoute à l’affaire un supplément de poésie violente et d’excès à force « d’entrecroiser et de confondre la norme et la marge. Les différences s’estompent à ce moment-là ».
Idées noires
Et dans cet univers, il n’y a pas de place pour les lueurs du jour qui laissent espérer de beaux lendemains. D’entrée de jeu. « L’un de mes co-scénaristes m’avait proposé une histoire d’amour entre une strip-teaseuse et un taxi de nuit. Mais je n’étais pas très attiré par la romance. Par contre, le taxi de nuit avait retenu mon attention. » Mais cela suppose en apprendre davantage sur la profession. Frédéric Farrucci qui ne voit pas la vie en rose, se lance dans une enquête de terrain. Sa démarche le rapproche d’universitaires et autres chercheurs. Très vite, il se retrouve confronté « à une légende urbaine, dont la véracité n’a jamais été vérifiée, selon laquelle un nombre croissant de taxis clandestins chinois à la solde d’une mafia circuleraient dans Paris ». Il n’empêche, le propos réjouit l’imagination. Il fixe des décors blêmes, célèbre des atmosphères poisseuses et injecte des idées sombres à souhait. Frédéric Farrucci aime, l’atmosphère, « la communauté chinoise très importante en France, opaque et peu traitée au cinéma aussi ». D’autant qu’elle pourrait afficher de troublantes résonances avec « l’immigration clandestine, avec l’esclavagisme moderne, un thème qui me trouble beaucoup. Je suis attristé par la manière dont la France accueille les migrants et, dans le même élan oublie qu’elle s’est construite dans la diversité », insiste-t-il.
En chemin, il se liera avec Guang Huo, un « jeune comédien amateur chinois ». La rencontre débouche sur un premier rôle et intervient au gré « d’un casting sauvage qui a duré pas mal de temps. Parce que je voulais un natif de Chine. Il était essentiel pour moi d’avoir des interprètes authentiques. Or il y a très peu d’acteurs chinois professionnels en France », souligne Frédéric Farrucci. Ses pérégrinations de réalisateur le conduiront jusqu’à Camélia Jordana, actrice, chanteuse, César du meilleur espoir féminin 2018. Il garde un souvenir extraordinaire de leur premier entretien. « Elle a, tout de suite, été attirée par le scénario pour son contenu politique essentiellement. L’échange s’est engagé de manière simple et évidente après qu’elle ait lu l’ensemble. » La suite sera tout aussi limpide. « La collaboration a été fabuleuse. Camélia Jordana est une comédienne merveilleuse, force de proposition, très à l’écoute. C’est un plaisir de travailler avec elle », raconte-t-il. Le tournage se déroulera entre Paris pour les extérieurs et Marseille « où nous avions trouvé des décors en phase avec les scènes d’intérieur », commente-t-il.
Serial killer
Au passage, il a changé de format. « Jusque-là je n’avais réalisé que des courts métrages et des séries documentaires. » Avec un talent certain, en portraitiste délicat d’une communauté, et en habitant parfois le monde en ethnologue. « Mon dernier court métrage, Entre les lignes, par exemple, fait référence au quotidien de cinq enfants roms dans une grande ville. Leur journée est ponctuée de vols de téléphones, de tentatives de refourguer aux uns et aux autres leur butin, de courses poursuites avec la police. » Il a puisé, une fois de plus, son inspiration en bas de chez lui, à l’occasion de « scènes auxquelles j’assiste très souvent à Paris ». Sa muse, ce sera aussi le passant ordinaire. « Je suis choqué par le regard que portent les gens sur ces gosses. Il faut savoir qu’un enfant qui n’est pas scolarisé et qui vole est avant tout une victime. Du coup, j’ai eu envie d’aborder ce sujet », soutient-il.
L’approche comporte un aspect émotionnel fort. Sans doute parce qu’un matin dans une station de métro, un petit Rom était bien plus visible que ses copains. « Ils sont tous arrivés avec une pile de gratuits. Ils ont commencé à faire les fous dans les couloirs. Parmi eux, j’en ai repéré un qui sortait de dessous son pull et avec d’infinies précautions une pochette avec un vieux gratuit sur lequel il glissait le gratuit du jour avant de remettre la pochette à sa place. Ce comportement traduisait un besoin de lecture, de comprendre son environnement et, en définitive de s’éduquer soi-même. Ce qui m’a beaucoup ému. » Le réalisateur a partagé un moment furtif mais aussi fort et révélateur avec le petit garçon. Il ne lui en faudra pas davantage pour basculer dans la fiction et « avoir la chance qu’Entre les lignes soit dans la présélection des Césars », se félicite-t-il. Auparavant, Frédéric Farrucci a donné à voir un salarié ordinaire ou presque devenu serial killer par peur de perdre son emploi dans un institut médico-légal. Il est des vocations qu’il vaut mieux ne pas contrarier quelles que soient les logiques capitalistes à l’œuvre. Ainsi se conçoit, L’offre et la demande. Il s’immergera encore dans l’univers des pilotes de rallye. La séquence sur grand écran correspond à Sisu, en référence au nom que donnent les sportifs finlandais au frisson que procure le pilotage à haut risque. Les routes des insulaires créent un décor de choix. C’est certain, le cinéaste se laisse aussi volontiers porter par la Corse natale. La tendance se confond avec Suis-je le gardien de mon frère ?, « un court métrage co-écrit avec Jérôme Ferrari et qui racontait une tragédie qui se déroule entre les murs d’un bar de village. L’intrigue est, en définitive, le reflet d’un conflit de civilisation qui se joue au sein d’un même territoire. Cela m’a beaucoup marqué », confie-t-il.
Dans l’île
La Corse devrait alimenter toujours plus ses images. « J’ai en ce moment plusieurs projets de longs métrages. Lorsqu’on a commencé à toucher au long, on a envie de continuer », avoue-t-il. Il en est au stade de l’écriture. Et, d’une certaine manière il explore, en plus la question de son identité. « Tous les récits se passent dans l’île. Désormais, le désir d’évoquer ce territoire qui m’est cher, où je suis né, où vivent tous les miens, prime. » Parce que c’est le lieu des souvenirs personnels aussi. « J’ai été à l’école primaire de la Résidence des Îles puis au collège et au lycée Fesch. » C’est dans l’île aussi qu’il fait ses premières armes cinématographiques, après des études supérieures d’économie, un job en adéquation avec sa formation universitaire et quelques années de malaise professionnel. Il ne trouve alors que peu de sens à son métier. « Cette activité me rendait malheureux. Un beau jour, je me suis accordé le droit de me lancer dans ce qui me passionnait, c’est-à-dire le cinéma. J’ai changé complètement d’orientation. »
L’exercice est, somme toute, naturel. Il est persuadé à présent d’être à la bonne place. « J’ai toujours été cinéphile », note-t-il. Frédéric Farrucci évolue, cette fois, sur le marché du travail en tant que directeur de production. Il s’attelle alors à La vie filmée des Corses, six épisodes de 52 minutes chacun. « Il s’agissait d’une idée originale de Jean-Pierre Alessandri. Il s’était fixé pour objectif d’évoquer six décennies d’histoire de la Corse – des années 1920 aux années 1980 – à travers le destin de plusieurs familles issues de différentes microrégions. » L’occasion de vivre des débuts enthousiastes ou plutôt « une aventure extraordinaire, bouleversante qui m’a permis de rencontrer, de recueillir des dizaines de témoignages. Tous ces gens m’ont raconté une histoire qui était la mienne mais qui ne figurait dans aucun manuel. Il y avait quelque chose de très beau dans cette approche, d’un point de vue cinématographique, humain et identitaire ».
Dans la foulée, il se consacrera à son tour à la réalisation. Il compte bien poursuivre dans son île qu’il a « dans le cœur et les tripes », à propos de laquelle il se dit inquiet. « Je partage les préoccupations des collectifs Mafia nò vita iè et Massimu Susini s’agissant de la spéculation foncière de l’emprise mafieuse. » La création cinématographique locale quant à elle pousse à l’optimisme. « Parce qu’elle est de plus en plus riche et variée », avec à l’appui, « un vrai désir des cinéastes d’évoquer le territoire au travers du cinéma ».
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