Edito
Par Jean Poletti
Le temps altère les souvenirs. Comme l’eau d’un fleuve tranquille qui polit les galets, la Grande Guerre s’estompe de la mémoire collective. À l’heure des commémorations de l’armistice, la Corse s’éveille à ce passé rouge sang. En ce 11 novembre, au pied des stèles, les pensées convergent vers ces soldats tombés à la fleur de l’âge loin de chez eux sur des terres inconnues que l’on nomme champ d’honneur. L’île paya un lourd tribut. Sans doute avec la Bretagne la plus meurtrie des départements. Soixante mille mobilisés. Vingt mille morts. Davantage encore? Au- delà de l’interrogation sur le macabre décompte, nul doute qu’ici plus qu’ailleurs la saignée fut majeure. Les monuments qui jalonnent notre sol forment un chapelet défiant l’espace et le temps. Il serpente entre littoral et intérieur, du bord de mer aux communes de haute solitude, décrivant mieux que longs discours des quatre années d’hécatombes. Des noms à jamais sculptés dans la pierre égrènent, pour l’éternité, la longue liste de ceux qui connurent l’enfer des tranchées et périrent sous la mitraille, les obus ou les gaz toxiques. En terme générique, ils étaient les poilus. Ici, ce fut i zitelli, en référence au fameux 173e régiment d’infanterie. Décimé, reconstitué, il était essentiellement constitué de Corses qui combattirent en première ligne sur tous les théâtres d’opérations. De la Marne, en Champagne, de la Somme à Verdun et le fameux Chemin des Dames, ces soldats, qui souvent ne comprenaient pas la langue de Voltaire, étaient liés par un lien plus fort que la camaraderie. Celui que tisse l’appartenance à une communauté aujourd’hui nommée particularisme. Plusieurs générations se retrouvèrent dans la boue et la mitraille, sous l’uniforme bleu qui fut souvent leur ultime habit. Quand les armes se turent enfin, cette unité entra dans la légende. Quatre citations à l’ordre de l’armée, la fourragère aux couleurs de la médaille militaire. Et sur le valeureux drapeau, inscrites en lettres d’or, les principales batailles de ces hommes transformés en héros. Mais derrière ces tableaux magnifiés au nom du sempiternel devoir, se dissimulent les drames, la saignée dans les communes laissant terres en jachères, bovins et ovins à l’abandon. Enfants orphelins, veuves devant remplir seules toutes les tâches de la ruralité. Des complaintes ont été écrites, les historiens livrèrent leurs études exhaustives sur les conséquences économiques et sociales de ce carnage. Dans un mélange d’épopée et de constat, nul doute que celle qui fut qualifiée de «der des ders» marqua du sceau intangible la Corse au tréfonds de son âme. D’ailleurs signe patent, sur nombre de cheminées trônent encore des clichés en noir et blanc de ceux qui furent mobilisés voilà cent quatre ans pour affronter l’enfer. Les survivants revenus de l’indicible étaient avares de confidences. Ceux qui les côtoyèrent ne parvenaient que rarement à leur arracher des bribes d’un vécu qu’ils rechignaient à partager. Sentiment diffus aux lisières de la culpabilité d’avoir été épargnés alors que tant de compatriotes étaient morts dans leurs bras ou tombés près d’eux lors d’un assaut ? Répugnance à raconter la sauvagerie extrême des corps-à-corps à la baïonnette ou au couteau ? Volonté exacerbée d’effacer de l’esprit cette période qui broya tout sentiment d’humanité? Le mutisme concerna également ces insulaires fusillés pour l’exemple, afin de juguler les mutineries qui gagnaient les troupes. Ces êtres outrés par les ordres imbéciles qui transformaient en fosses communes des charges pour gagner quelques pouces de terrain, reperdus le lendemain. Des parodies de procès, présidés par des galonnés qui savaient d’emblée que leur verdict serait la mort. Ce fut notamment le cas de François Guidicelli, Joseph Tomasini, César-Antoine Colonna-Bozzi, Joseph Gabrielli, Sylvestre Marchetti et Virgo Luigi. Cette saga tragique dans sa globalité prend d’avantage de relief encore si elle s’incarne d’exemples particuliers qui permettent de mieux percevoir le récit général. Telle la tragédie des trois frères Marietti de Furiani, morts, alors que l’aîné n’avait pas encore trente ans. Xavier tomba en Lorraine, Vincent dans la Meuse et Paul périt lors du torpillage du Balkan. Cet épisode poignant n’est pas isolé. Ainsi, en Argonne au moment précis où un caporal succombait à une rafale de mitrailleuse, à trois cents kilomètres de distance, son frère jumeau impliqué dans une attaque murmura à son voisin dans une stupéfiante préscience: «U mo fratellu est mortu.» Il fut aussitôt victime d’un grave malaise dont il garda les séquelles sa vie durant. En ce temps d’hommages reviennent aux oreilles un refrain ployant sous l’émotion : « Quantu funu i giuvanotti à cascà sott’e mitraglie. Paisani o citadini, Orsu Carlu o Dumè. Sott’à listessa bandera du u centu settanta Trè.» Ricordu e rispettu eternu.
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