Par Charles Marcellesi, médecin psychiatre
L’angoisse provoquée par la contagion du virus et ses risques morbides et éventuellement mortels d’une part, et d’autre part la peur que le vaccin au-delà de l’effet de prévention expose à des complications dangereuses, sont au départ liées par une sorte d’évaluation que fait chacun d’un rapport entre bénéfice et risque de la vaccination. Mais cette angoisse du virus et cette peur du vaccin ont des ressorts psychiques très différents.
L’angoisse d’être contaminé par le virus est perçue comme une menace sur la vie. L’objet de cette angoisse est difficilement représentable; chaque germe pathogène agit spécifiquement sur une sphère de la physiologie du corps : le VIH est lié au sexe, l’hépatite au sang, le prion à la digestion. C’est un autre aspect de l’oralité que la digestion qui intéresse ici la COVID-19, en précisant qu’au début de la vie, en donnant les soins au nourrisson lors du maternage, on appelle oralité aussi bien l’incorporation des aliments que la respiration et les soins d’hygiène de la peau. La respiration et la peau (le toucher qui contamine secondairement les voies respiratoires jusqu’aux larynx et aux poumons), voilà les principales cibles lors de l’attaque du corps par la COVID-19. L’oralité est le premier mode de relation au monde et son objet en psychologie ou en psychanalyse est le sein, symbole de la satisfaction des besoins par les apports de l’environnement familial à l’époque de l’état d’extrême dépendance vis-à-vis de l’extérieur, maternage qui se joint ici au rythme vital de la respiration. L’atteinte grave par le virus renvoie d’ailleurs à ces images traumatisantes de la réanimation, de l’assistance respiratoire, de la dépendance extrême vis-à-vis du personnel hospitalier soignant pour la toilette, régression au maternage, et d’une manière générale à la satisfaction des besoins vitaux (alimentation par sonde et perfusion dite parentérale). Le savoir médical nécessaire pour mener une réanimation n’est contesté par personne et s’impose de façon collective sur le mode du consensus.La seule question qui fait débat est celle du risque de saturation de la capacité hospitalière en cas de pic épidémique, puisqu’en l’absence d’immunité collective par diffusion suffisante du virus dans une population il faut contrôler le taux de contagiosité du virus et ses effets morbides de pourcentage de cas graves, par des dispositifs sécuritaires divers (masque, gestes barrières, confinement et couvre-feu) pour que le système hospitalier ne soit pas débordé.
Théories complotistes
Avec le vaccin, il ne s’agit plus d’angoisse mais de peur induisant ce qui est rationnalisé à l’occasion d’une valse-hésitation entre prise du risque de survenue d’éventuelles complications (allergie, forme grave paradoxale, effets à distance méconnus du fait du manque de recul dans le temps de l’expérimentation de la vaccination, sans parler du doute quant à l’efficacité durable du vaccin) et prévention d’une contamination par le virus actif. Mais il apparaît vite qu’opère également une peur irrationnelle à l’égard du « savoir scientifique lui-même ». Au-delà du fait que nos dirigeants ont peut-être abusé pour la guidance du dispositif sécuritaire de gestion de l’épidémie au recours réputé «scientifique» d’experts et de «comités» divers avec les inévitables polémiques qui s’en sont suivies, il s’agit d’une attitude plus profonde que ce qui est rationalisé et que l’on retrouve d’ailleurs comme l’un des mécanismes des théories complotistes, un mouvement passionnel appelé par Lacan « haine de l’être » : bien au-delà de la haine jalouse pour un rival qui prend appui sur le regard et l’image, il s’agit là d’une haine plus radicale qui fait imaginer les savants ayant mis au point une nouvelle technique de vaccin comme des êtres détenant un savoir insaisissable mis à la disposition de puissants et représentant une menace pour la jouissance des vivants ; ils seront dès lors plus ou moins explicitement haïs. Pour Lacan, l’exemple de la haine de l’être était la haine des Hébreux pour Yahvé ; c’est la même haine qui a visé ceux qui sont en avance sur leur temps en termes de découverte scientifique : citons Galilée, Cantor, Freud… Par ailleurs, cela fait des décennies que Les fictions cinématographiques modernes montrent des savants faisant des manipulations génétiques sur des virus récupérés ensuite par des réseaux occultes maléfiques (ce sont eux qui sont visés par la haine de l’être) en même temps qu’ils sont combattus par des héros (le moi idéal omnipotent de chaque spectateur) qui sauvent le monde*.
Passion de l’ignorance
À cette passion de la haine de l’être s’ajoute la passion de l’ignorance, mais aussi ce que la psychosociologie américaine appelle «l’effet Asch», soit l’effet de conformisme imposé par le groupe, ensemble de déterminants psychiques que peut neutraliser « l’intervention symbolique » : tous les soignants en psychiatrie savent que lors de l’administration d’un traitement en intramusculaire à des sujets en rupture avec la réalité, les paroles et le discours tenus au moment de l’injection comptent autant que l’action chimique du produit : c’est un mécanisme d’identification par incorporation symbolique des paroles. Il en est de même pour le vaccin : le discours enjoignant à chacun à se protéger et à protéger les autres en appui de l’acte du vaccin, participe à la constitution d’un idéal social et citoyen sur la foi d’informations suffisantes et raisonnables.
*Par exemple Mission impossible 2 de John Woo en 2000 avec Tom Cruise et Dougray Scott
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