La vie est trop courte pour la passer dans sa cour !
Par Nadia Galy
Architecte et romancière
Partir en voyage, c’est s’étonner de savoir si peu de choses sur la destination choisie. Pourtant, notre piteuse érudition ne pèse pas lorsque nous partons. Elle est compensée par le plaisir d’apprendre des choses étonnantes voire inutiles à prime abord. Ensuite, être là-bas demande des habiletés que nous n’avons pas toujours le loisir d’utiliser chaque jour : de l’initiative, et de la débrouillardise. Voyager nous fait briller à nos propres yeux, à la condition de revenir heureux, chargés de petites réussites. En voyageant, nous relativisons notre sort, et apprenons à faire confiance aux hommes et à nous-mêmes. A priori, tout voyage entraîne réflexion, sauf, lorsqu’on est « emmené en voyage ». Le circuit organisé a fait du monde un produit marchand, quadrillé de parcours, de huttes où tout est payé avec un badge – même l’effort de changer ses sous est délégué. Mais ceux qui s’allongent sur une plage au soleil, ne sont pas des voyageurs, ce sont des vacanciers. Ils ont pris le parti de ne pas se mettre à l’épreuve. Ce sont des dilettantes devant autrui, devant l’étrange, l’inconnu. Du coup, la posture antitouristique lui revient comme un boomerang ! Et si on dit que le touriste est devenu l’idiot du voyage, il faut admettre que nous sommes tous les touristes de tous les autres ! Le refuser est hélas, insuffisant à l’éviter ! L’immolation de l’idiot du voyage sur l’autel du vrai voyage est de longue date un sacrifice seyant pour les élites. En les décrétant responsables des effets pernicieux de l’industrie des voyages d’agrément, on juge les touristes coupables des ravages du tourisme et vlan, on les regarde en conséquence. C’est à dire de haut en oubliant le tintement des écus qu’ils font sonner.
Le mythe du voyage
Mais la mobilité de loisir mérite qu’on s’interroge. Pourquoi ? Pourquoi voyageons-nous ? Pourquoi le faisons-nous encore, en dépit des critiques et préjudices dont on nous charge? Pourquoi voyageons-nous en dépit des crises, du mépris et des dangers ? Pourquoi persistons-nous sans terres promises à découvrir, ni pays à conquérir, ni guerres à fuir ? C’est bien ici que la question prouve son intérêt : nous, touristes, sommes entiers dans notre obstination à bouger. C’est notre valeur anthropologique majeure. Le touriste est un symptôme de société. Loin de sa réduction à une pratique sociale de classe ou à la matière première d’un marché juteux, il met au jour nos désirs, nos rêves, nos peurs et nos répulsions. L’envie du monde recèle nos préférences. Elle parle de nous en nous révélant. Être à l’épreuve de soi-même face au hasard, aux incertitudes des rencontres, c’est bien tout l’intérêt de voyager! Pour autant, il n’existe pas non plus de pur voyageur, c’est un mythe ! Kessel ou Henry de Monfreid ne sont en réalité que les aristocrates d’une période qui nous restera à jamais imaginaire, où il suffisait de monter à dos de chameau pour être un découvreur ! Le progrès social a ouvert les routes à tous. Et ce «tous» a privé les découvreurs en chapeau brousse du monde qu’ils pensaient leur être réservé. Le touriste a volé le voyage aux voyageurs, et traite les autres touristes de touristes, avec un air dédaigneux, mais Flaubert le faisait déjà. Pourtant il est en train de changer ce touriste ! Il laisse maintenant le vacancier à ses posts de lagons sur Instagram, de marché aux fleurs et de boutiques cocotières pour des séjours extrêmes encadrés par des barroudeurs autoritaires et des à-pics inhumains !
Et même parfois, il doit porter son sac lui-même ! Hélas, ce n’est pas ça encore, apprendre des hommes. En vrai, faut-il vraiment partir pour apprendre des hommes ? Pas certain. Les philosophes le faisaient assis sous un arbre, avec pour seul bagage, le mythe du voyage. Rien que le mythe. Serions-nous capables d’une épopée, nous ? Celle de l’absence, de la perte, du retour sans cesse repoussé. Serions-nous capables de vaincre les forces maléfiques, les monstres, les tentations ? Serions-nous capables, à tant creuser ce mythe, d’en comprendre notre prochain ? Peut-être qu’Ulysse a vécu entre ses parents la totalité de son âge et que son voyage n’a été qu’ascension philosophique de ce perché d’Homère ! Pourquoi pas ? Parce que oui, le voyage allégorique du navire en pleine mer vers des mondes inconnus est notre chemin à tous. Jules Verne, Tolkien, Bilal and Co peuvent revenir ! J’ai la réponse au fameux « Où sont-ils allés chercher ces histoires ? » Ben… nulle part, puisqu’il s’agit de mondes inconnus! Leurs voyages ont démarré dans leur tête, tous les ailleurs ne sont que la matérialisation d’idées nées dans les mêmes conditions que L’Île mystérieuse ou l’Iliade : dans les circonvolutions d’un crâne ! Et dans ce crâne, il se trouve davantage d’aventures que dans un tour du monde en pédalo, à condition d’être capable de retourner chez soi.
Les marchands d’autrefois
Parce que oui, il faut retourner chez soi. Voyager n’est pas l’exode. On n’a pas, comme Abraham à quitter son pays, sa famille et la maison de son père. Certains le font. Ils fuient le pire des dangers : le renoncement à soi. Certains pour argent et plaisirs, et d’autres pour faire que leur vie n’ait pas été vécue en vain. Ceux-là font peur, alors que le voyage a fait le monde. L’homme n’a pas migré comme les bêtes en suivant une pulsion. Sa marche n’est pas un accident de son existence, elle est son propre. Le voyage en est la métaphore. Dans notre monde, les seuls vrais sédentaires sont les morts. Nous sommes les marchands d’autrefois, les pélerins, descendants de ceux qui à chacun de leurs pas ont fait naître l’idée d’un monde global. Et aujourd’hui, nous savons quitter la terre pour l’espace et revenir chez nous, rendant caduque le sens primaire du fameux « Il y a trois sortes d’hommes : les vivants, les morts et ceux qui vont sur la mer. » (Platon).
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