Le « Doliprane » et les stratégies financières

Sébastien RISTORI, analyste financier, directeur du groupe BARNES Corse et professeur de finance d’entreprise à l’Université de Corse

L’histoire d’Opella chez Sanofi offre une fascinante étude de cas des différentes stratégies de restructuration d’entreprise. À l’origine, Sanofi possède une activité Soins Grand Public (Consumer Healthcare) générant 5,2 milliards d’euros de chiffre d’affaires, comprenant des médicaments sans ordonnance et des produits de santé grand public, dont le célèbre Doliprane.

Avec un cours de bourse qui lanterne entre 80 et 100 euros depuis 2 ans, Sanofi a entrepris de se recentrer sur les activités cœur de métier, et aussi sur sa principale source de chiffre d’affaires, l’activité biopharma. Face à cette situation, Sanofi a créé une filiale, Opella. Cette nouvelle entité, générant 2,1 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2023, affiche des performances financières solides : un EBE de 828 millions d’euros, un actif économique de 643 millions d’euros, une dette nette de seulement 97 millions d’euros et une rentabilité après impôt de 12%. La filialisation présente l’avantage de maintenir un contrôle total tout en créant une structure dédiée, permettant une meilleure visibilité des performances et une gestion plus autonome. Opella détient plus d’une centaine de marques vendues dans plus de 100 pays, telles que Dulcolax, Dorflex, Pharmaton, Qunol, Maxilase, Masacort, Toplexil … dont Doliprane. 

Pour faire rejaillir la valeur de l’entreprise, l’entreprise avait 3 options :

La première option envisageable était le spin-off complet. Dans ce scénario, Opella aurait été totalement séparée de Sanofi, et cotée immédiatement en bourse, avec distribution d’actions aux actionnaires existants. Cette stratégie aurait offert une indépendance totale aux deux entités, permettant à chacune de poursuivre sa propre stratégie sans compromis. Néanmoins, cette option présentait des risques majeurs : perte de synergies, coûts de séparation élevés, possible destruction de valeur à court terme et perte de contrôle sur une activité stratégique. Mais surtout, le spin-off n’offre aucune entrée de liquidité. L’actionnaire A de Sanofi qui détient 30% de l’entreprise qui vaudrait 1 000 se trouverait alors automatiquement actionnaire à 30% de Opella qui vaudrait, une fois cotée, peut être 100 en Bourse. Dans ce scénario, Sanofi vaudrait alors 900 et Opella 100, la richesse de l’actionnaire serait inchangée. On considère qu’il y a création de valeur si, après spin-off, la valeur de l’ensemble est plus élevée qu’avant spin-off. Mais il n’y a ici aucune transaction en cash. Sanofi ne reçoit rien.

La seconde voie explorée était l’introduction en bourse partielle. Cette option aurait permis à Sanofi de conserver une participation majoritaire tout en cédant 30-40% du capital au public, générant potentiellement 4,5 à 6 milliards d’euros sur une valorisation totale estimée à 15 milliards. Les avantages étaient nombreux : liquidité quotidienne du titre, valorisation transparente par le marché, possibilité de monétisation progressive pour Sanofi, et accès direct aux marchés de capitaux pour Opella. Toutefois, les inconvénients ont pesé lourd : dépendance aux conditions de marché, coûts significatifs d’introduction, contraintes réglementaires accrues et risque de volatilité du titre. L’introduction en bourse permet de recevoir des liquidités.

C’est finalement une troisième option qui a été retenue : l’entrée d’un fonds d’investissement. Le montage avec CD&R prévoit la cession de 50% du capital d’Opella, valorisant l’ensemble à 15 milliards d’euros (18 fois l’EBE), permettant à Sanofi d’encaisser environ 8 milliards tout en conservant le contrôle opérationnel. Cette solution présente des avantages considérables : apport immédiat de cash, valorisation explicite d’Opella, maintien du contrôle stratégique et accès à l’expertise de CD&R pour le développement aux États-Unis. Le fonds, avec ses 60 milliards de dollars d’actifs sous gestion, apporte une expertise sectorielle sans interférer dans la gestion quotidienne. Les principaux risques sont néanmoins présents : nécessité d’aligner les intérêts avec le partenaire financier, horizon d’investissement limité du fonds et complexité de la gouvernance partagée.

Cette décision illustre parfaitement la recherche d’un équilibre entre différents objectifs : création de valeur immédiate, préservation du contrôle stratégique et perspectives de développement futur. Le choix de Sanofi démontre qu’entre la séparation totale et le statu quo, il existe des solutions de financement et de développement intermédiaire.

En entamant une négociation privée, dite de gré à gré, avec CD&R, Sanofi a lancé un signal important : son choix était très sérieux. CD&R est un petit fonds américain de gestion de 60Md$ sous actifs. Pas grand-chose face à Blackstone (1000Md$), KKR (500Md$), le fonds Norvégien (1500Md$), Blackrock (10000Md$). Pour comparaison, la Banque Publique d’investissement gère 50 Md€ d’actifs.

L’émoi suscité en France par l’entame des négociations privées avec le fonds américain à donner lieu à des contre-vérités et à des exagérations. Ce que les médias ont appelé « la vente du Doliprane aux Américains » n’est en réalité qu’une opération de croissance financière. Les politiques ont immédiatement crié à la perte de souveraineté industrielle et à la possibilité pour CD&R de relocaliser la production « du Doliprane » à l’autre extrémité du globe. Les commentateurs ont alors oublié de préciser que 97% des ventes de ce seul produit sont françaises et européennes, et que les Américains ne semblent actuellement pas intéressés outre-mesure par ce seul Doliprane. Par contre, le chiffre d’affaires « export » de l’activité soins grand public se porte bien, et Sanofi souhaite activement l’aide d’un partenaire pour développer cette activité considérée comme « non centrale » par le groupe. Face à cette situation de crise médiatique assez infondée, BPI France a été invitée à entrer au capital pour 1 à 2%.

Quels avantages pour un fonds comme CD&R d’entrer au capital ? Si le développement d’Opella est un succès, CD&R pourra revendre sa participation de 50%. En admettant une valeur très hypothétique de 36Md€ dans 8 ans, CD&R pourra revendre 18Md€, et obtenir un taux de rendement obtenu de 14% sur l’opération.

L’histoire d’Opella nous enseigne ainsi que la restructuration d’une activité n’est pas un simple choix binaire entre conservation et cession. C’est un exercice d’équilibriste où chaque option doit être évaluée non seulement sous l’angle financier, mais aussi en termes de contrôle, de synergies et de développement. Dans un monde économique de plus en plus complexe, la capacité à identifier et mettre en œuvre la solution la plus adaptée devient un avantage concurrentiel majeur. Avantage qu’il faudrait dorénavant muscler et développer dans notre pays, afin d’éviter d’avoir des peurs infondées au moindre montage financier !

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