Quelles sont les instances psychiques mobilisées dans la situation de persécution violente, répétée, d’un élève vulnérable par un autre lorsqu’il l’isole durablement et le domine ainsi ? Il apparaîtra finalement que la haine, l’angoisse et la jouissance sont dirigées contre le sens même de la situation scolaire, celui d’édicter les règles et conditions de l’enseignement et des apprentissages.
Par Charles Marcellesi, médecin
LORSQUE LE CORPS EST CELUI DE L’AUTRE
Chez le harceleur, le problème est celui du narcissisme, c’est-à-dire le destin de l’énergie psychique lorsque celle-ci investit pour la première fois l’image de soi reflétée dans le miroir en lui conférant une sorte de toute puissance, tant cette image apparaît comme unifiante et parfaite pour parer l’impression de morcèlement du vécu du corps qui prévalait jusque-là. L’adolescence est le moment où le sujet doit se reconnaître dans une nouvelle image de lui-même avec les transformations de la puberté. La question du narcissisme est bien celle de l’éprouvé corporel qui reste sous-jacent à l’image : dans le mythe grec, Narcisse finit par reconnaître que l’image dont il s’énamoure est la sienne, et de façon quasi réflexe et anxieuse il attaque alors son corps en se donnant des coups de poing pour lui faire éprouver la douleur : narcissisme et masochisme sont donc liés. Rappelons également que dans le développement de l’enfant, à des stades précoces de la reconnaissance de l’image de soi pour la première fois dans le miroir (6 à 18 mois), l’autre, le semblable, le «frère» dont on est séparé en âge que par quelques semaines, est un intrus , un intrus entre l’image de soi et celle d’un semblable avec laquelle elle est confondue pendant un temps bref : arriver à faire la distinction entre les deux images, celle de soi et celle de l’autre, se soldera par la possibilité de partager les situations, c’est-à-dire interchanger les places, dans un jeu par exemple (« complexe de l’intrusion » fraternel ). Plus tard, ce qui provoquera la haine et lui donnera libre cours, c’est lorsque le narcissisme se servira d’une « petite différence » (d’âge, d’orientation sexuelle, de couleur de peau, d’appartenance culturelle ou religieuse ) pour créer alors une relation asymétrique dans laquelle les places dans une situation donnée ne sont plus interchangeables, l’un se donnant l’image de dominant pour «transitiver» son masochisme sur l’autre ayant l’image de dominé : c’est cet autre , dans son corps, qui devra éprouver la douleur.
LE HARCÈLEMENT COMME PERVERSION NARCISSIQUE
Le terme de « pervers narcissique » créé par Paul Racamier a connu une grande vogue pour stigmatiser le fait de ne pas calculer les conséquences de ses actes pour autrui ; le harcèlement en milieu scolaire est bien un moment de « perversion narcissique ». La relation créée entre harceleur et harcelé est haineuse, s’exprimant par des insultes et des coups, anxieuse lorsqu’elle pousse à l’action violente, marquée d’une dimension de jouissance dans la répétition des actes qui doivent durer jusqu’à la destruction de l’autre. Volonté de nuire, répétition des agressions et qualité foncièrement asymétrique de la relation ont été avancées par le psychologue suédo-norvégien Dan Olweus pour décrire dans les années 1970 le harcèlement en milieu scolaire.
L’ÉCOLE ENTRE SAVOIR OFFICIEL ET IGNORANCE SUBJECTIVE
Le caractère asymétrique de la relation duelle harceleur/harcelé fait qu’elle échappe à des théorisations comme celle de l’analyse transactionnelle, qui voudrait que différents états du moi facilitent comme dans le triangle dramatique de Karpman les prises successives de rôles entre un persécuteur, un sauveur, une victime, car le harceleur crée cette relation contre le sens même de la situation scolaire. Celle-ci est régie par un discours prenant comme vérité la nécessité d’enseignement, comme agent le savoir qui en est l’enjeu, à l’adresse d’élèves supposés désirer apprendre, et produisant finalement la validation de leurs acquis. Pour ce faire l’institution scolaire favorise la reconnaissance de la performance en gommant la singularité et les « petites différences » des images renvoyées par les élèves – c’est le débat sur le port de l’uniforme mais aussi de la laïcité – en même temps qu’il y a neutralisation de la préoccupation sexuelle pour favoriser la sublimation par le travail. Cette autorisation de la subjectivité au seul aspect de satisfaire à la volonté d’apprendre les éléments du savoir scolaire, rejette finalement les autres aspects du côté de l’ignorance qui a pour un sujet son propre temps, logique, d’amener à l’état de conscience les traces de son savoir inconscient : ce n’est pas vraiment le propos de l’institution scolaire. Or c’est au nom de ces motions inconscientes que le harceleur passe à l’acte.
L’ISSUE PAR LA PRÉVENTION
Lutter contre le harcèlement en milieu scolaire c’est déjà le nommer et en montrer les ressorts, ce sera aussi pour assainir le climat dans une institution scolaire suivre les préconisations du programme spécifique de prévention pHARe de l’Éducation nationale (2022) préconisant de former une communauté protectrice de personnels, pour les élèves (numéro vert : 3020) comme bien avant avait été aussi proposé de former des classes entières, élèves et leurs professeurs, élisant en leur sein des élèves référents et médiateurs.
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