Prescriptions et consommation d’anxiolytiques et d’hypnotiques en hausse, près de 20 000 appels par jour au numéro vert d’aide psychologique*, 160 psychologues supplémentaires en cours de recrutement dans les centres médicaux, le moral des Français au plus bas… Ce deuxième confinement n’aura pas épargné nos nerfs. Fini l’introspection et la liberté intérieure en toute bonne conscience du printemps, la lassitude a pris le dessus et les mesures sanitaires considérées comme incohérentes et injustes n’arrangent rien. Le psychiatre Charles Marcellesi décrypte les ressorts de la crise et ses conséquences. Pour le meilleur comme pour le pire.
Par Caroline Ettori
Certains spécialistes redoutent une « troisième vague » touchant cette fois la santé mentale des Français, le risque est-il réel selon vous ?
Durant cette épidémie de la Covid-19, il faut distinguer le ressenti individuel, subjectif, et les indicateurs de souffrance psychique dans la population générale, repérés avec les techniques et les moyens qui sont ceux de la santé mentale. Au plan individuel, il y a cette conscience, chaque fois actualisée par la mise en œuvre des « gestes barrières », que le virus invisible nous cerne, qu’il peut à tout moment nous faire basculer, nous et ceux que nous aimons, nos proches, mais aussi nos voisins, nos collègues, dans une confrontation à la maladie et la mort, risque accru par nos vulnérabilités et fragilités personnelles : âge, obésité, maladies chroniques… Notre rapport au temps est modifié dans notre capacité à nous projeter dans l’avenir, à gérer notre quotidien avec la restriction des possibilités de se mouvoir et de planifier nos activités y compris de loisirs, et bien souvent c’est de façon existentielle que nous sommes amenés à reconsidérer nos relations de couple, de travail, peut-être même les liens familiaux. Et puis il y a des indicateurs de souffrance psychique dans une population, repérée à travers toute une série de dispositifs mis en place par la société : outre les services d’urgence des établissements hospitaliers et les consultations dans les centres médico-psychologiques ou chez les praticiens libéraux, on peut citer les CUMP (Cellules d’urgence médico-psychologique) qui sont souvent lors de la crise sanitaire intervenues dans les établissements médicaux sociaux notamment les Ehpad, les centres de psycho-trauma, les centres de santé et les maisons pluriprofessionnelles, les plateformes régionales VigilanS chargées de recontacter les suicidants, les équipes de liaison et de soins en addictologie (ELSA) et les équipes mobiles psychiatrie précarité (EMPP). La remontée de ces informations met en exergue l’augmentation des différentes formes de dépression, de l’anxiété, des troubles du sommeil, des idées suicidaires et des addictions, des violences dans les familles dont pâtissent surtout les femmes et les enfants, mais aussi des situations sociales qui les génèrent : basculement dans la précarité, « décrochages » de toutes sortes. Ce qui est le plus à redouter dans l’avenir ce sont les symptômes liés aux conséquences prévisibles de la crise sociale, au premier rang desquelles des crises suicidaires et les addictions.
La crise a-t-elle révélé, accéléré certains déséquilibres, certaines pathologies ?
En consultation, le retentissement sur les subjectivités individuelles a été très variable : j’ai pu constater des névroses d’angoisse (ce que l’on appelle une anxiété généralisée) généralement lorsqu’existaient des événements intercurrents, des aggravations de phobies déjà existantes, des troubles du sommeil accrus, mais aussi des différences notables entre le vécu lors de la déclaration de l’épidémie en mars et le reconfinement de fin d’année. En mars, certains sujets ont vécu le confinement comme un moment de régression plutôt agréable chez soi, alors que le confinement était insupportable à d’autres : la mesure permettant une adaptation des dérogations de déplacement pour les personnes en situation de handicap et leur accompagnant a été pour eux un soulagement. C’est la sortie du confinement qui parfois a été corrélée avec une recrudescence d’anxiété et de troubles du sommeil. Outre l’isolement social, cela dépendait beaucoup également des conditions matérielles de logement, notamment lorsque ce dernier était exigu ; Lors de la reprise de l’épidémie en fin d’année le climat était très différent : l’inquiétude était alors générale, avec l’appréhension des conséquences sur la situation économique de chacun. J’ai constaté une aggravation des déséquilibres alimentaires avec des prises de poids, des conduites addictives, avec de brusques modifications : de l’alcool à la cocaïne, ou inversement des opiacés à l’alcool, cela se soldant par des demandes d’hospitalisations. Certains déséquilibres psychiques, rares, sont passés à l’acte, nous dirons que sous le coup de l’angoisse ils ont « pété les plombs » et fait la une de la presse locale. Dans les services d’urgence enfin, les services de psychiatrie ont été sollicités pour un nombre accru de tentatives de suicide. Enfin, certaines personnes qui étaient jusque-là suivies uniquement pour des problèmes somatiques, ont été signalées au Centre médico-psychologique (CMP) parce que l’étayage sur les travailleurs sociaux était compromis ou rompu. Et la réorientation vers les structures de prise en charge adaptées a été souvent faite par les CMP.
Les enfants, les adolescents, les adultes, ont-ils vécu la même crise ?
Pas du tout. Les réactions à la crise ont été spécifiques selon la « tranche d’âge ». Se retrouver dans l’univers domestique avec les parents en situation d’enseignants a fait découvrir aux parents, et aux mères en particulier, toute la portée du sens de la délégation donnée aux maîtres pour l’enseignement de leurs enfants : des deux côtés, enfants comme parents, le constat a parfois été rude, et j’ai vu plusieurs mères « au bord de la crise de nerfs » et soudain reconnaissantes et beaucoup moins critiques vis-à-vis des professeurs pour le travail accompli auprès de leurs enfants. Certains enfants ont aggravé leur instabilité psycho-motrice. Il est clair qu’aux âges de l’enseignement primaire et du début du secondaire, l’école permet un double processus d’identification : aux autres élèves, aux « semblables », en se réglant sur l’image d’autrui pour trouver la bonne distance à l’autre permettant de communiquer sans agressivité, et identification aux attentes sociales, mieux repérées lorsqu’elles viennent des enseignants que directement des parents. Il y a pu avoir ainsi une recrudescence des troubles des conduites au domicile, une crispation sur le refus d’obéir à l’obligation d’un certain temps consacré aux activités scolaires, en reproduisant des scénarios d’opposition aux devoirs à la maison ou aux devoirs de vacances. Chez les adolescents, il y a eu une anxiété beaucoup plus manifeste du fait de la rupture des relations avec les semblables, des dépressions souvent annoncées par le recours aux scarifications, l’addiction aux réseaux sociaux. Il y a pu y avoir également une réactivation des rivalités dans les fratries. Enfin le confinement a été comme un piège là où existait le risque de violence conjugale ou de violences parentales. Il faudrait demander à la CRIP (Cellule de recueil des informations préoccupantes) s’il y a eu lors ou au décours du confinement une recrudescence des signalements et je pense que cela a été le cas.
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*Le 0 800 130 000, numéro vert d’aide psychologique géré par la Croix-Rouge Sida Info Service, SOS Amitié et SOS Crises.
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