Par Jean Poletti
Sans jeu de mot, l’épisode est stupéfiant. Des employés municipaux menacés par des vendeurs de drogue. Scène se déroulant à Marseille ou dans quelque banlieue parisienne ? Nullement. Elle se produisit à Ajaccio. Les dealers sévissant aux Cannes ne voulant sans doute pas être perturbés dans leur commerce illicite intimèrent l’ordre aux agents de la ville de ne plus empiéter dans ce qu’ils considèrent comme leur territoire. Le voile se déchire. Il dissimulait un trafic à ciel ouvert instauré dans l’île depuis belle lurette, que les autorités concernées feignaient d’ignorer. Certes ici ou là des découvertes de cannabis ou plus rarement de cocaïne étaient réalisées et médiatisées. Cela fut récemment le cas avec la saisie record sur le port de Bastia. Mais elles s’inscrivaient dans la rubrique du fait divers faussement relégué au rang marginal. Presque anecdotique. La doxa à la dureté de l’airain tendait à accréditer l’idée que la Corse était à l’abri, comme protégée par un bras de mer et un particularisme sociétal. Assertions fallacieuses. Coupable cécité. Depuis des années la came entre en quantité significative et se répand dans les villes mais aussi depuis quelque temps dans l’intérieur. Sombre tableau ? Sans doute. Irréversible ? Qui sait. Dans la cité impériale, des manifestants signifièrent leur courroux peu après la scène surréaliste. Des voix s’élevèrent aux accents du refus. Il était temps. Désormais le phénomène a pris une réelle ampleur. L’épisode du quartier des Cannes n’est que le révélateur d’un fait de société régional enraciné dans le temps. Veuillez cacher ce trafic que l’on ne saurait voir ! La piètre doctrine vole en éclats sous le poids des évidences. Pousser la poudre sous le tapis de la dissimulation relève maintenant de la fallacieuse pratique du bonimenteur qui s’est brisée sur la réalité. Faute d’avoir été jugulée dès les prémices ce commerce de la mort blanche prospéra. Se structura. Des filières se constituèrent impliquant financiers, convoyeurs et revendeurs. Bien évidemment ce ne sont pas des équipes d’envergure internationale. Elles suffisent cependant à gangréner une partie des nouvelles générations, séduite par les paradis artificiels. Voilà plus de trois décennies « A Drogua Fora » devint slogan, repris par la mouvance nationaliste. L’eau coula sous les ponts, irriguant toujours plus ces fleurs du mal dans un flot que nul ne voulait vraiment percevoir. C’était l’époque où existait une véritable brigade des stupéfiants depuis disparue. La période aussi où, faut-il le souligner, des parrains du milieu interdisaient que la drogue entre en Corse. Temps révolus d’une fin de conjonction ou policiers et voyous s’entendaient comme larrons en foire pour préserver notre île du fléau. La lucidité doit terrasser les vieilles lunes et autres sornettes d’une région culturellement et géographiquement protégée des miasmes d’ailleurs. Plutôt que de se lamenter sur cette fausse révélation, mieux vaudrait en appeler à une prise de conscience collective pour circonscrire cette gangrène qui ne cesse de progresser faute d’authentiques entraves. Jean-Christophe Angelini fut sans doute le premier à réagir. Sans propos excessifs ni langue de bois, il eut l’insigne mérite d’inclure à sa dialectique une dimension politique et citoyenne. Pour le maire de Porto-Vecchio cette position n’est pas circonstancielle, elle revient en leitmotiv depuis des années. Cette fois encore, il pose clairement la question en convoquant un argumentaire à coloration politique. Au-delà des prises de positions publiques et rassemblements populaires, une interrogation lancinante couve. Elle tient en deux mots : Chi fà ? Il faut sans doute lancer une grande campagne de sensibilisation pour dire sans fards qu’ici aussi la drogue n’est plus en terre étrangère. Nous qui versons plus que de raison dans des querelles d’Allemand lors de sujets sinon accessoires à tout le moins secondaires, devrions faire une sorte d’union sacrée autour de cette question. Elle est majeure, renvoyant à la dépendance des adolescents voire des adultes, à la fumette, au sniff ou à la piqûre avec les séquelles que l’on sait. Par ailleurs, et de façon concomitante, rien n’interdit que nos élus se saisissent rapidement du dossier et en débattent avec objectivité. Il ne faudrait pas en toute hypothèse que l’affaire d’Ajaccio ne soit qu’un feu de paille, et s’éteigne sitôt l’émotion passée. Sans verser dans le catastrophisme ou l’exagération sémantique, il convient de dire et marteler que la drogue est omniprésente. Elle se vend aux abords des lycées, lors de soirées dont sont friands les jeunes, quand des points de deals fixes n’attendent pas les acheteurs. La solution n’est sans doute pas aisée. Mais continuer à demeurer les bras croisés serait, selon le mot de Talleyrand, davantage qu’une faute une erreur. Et chacun doit avoir présent à l’esprit que nous ne sommes distants qu’à quelques encablures de la cité phocéenne. Sans jouer les Cassandre, cela signifie que par effet de contagion, ce qui est déploré quotidiennement là-bas pourrait s’instaurer chez nous. Nous portons assez de fardeaux sans que cette néfaste éventualité s’y rajoute. Mais comme dirait l’autre le pire n’est jamais sûr. Et s’il y a une volonté, il y a un chemin. Ce n’est pas la mer à boire. Ni chercher une… aiguille dans un tas de foin.
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