L’empire de la violence

Edito

Par Jean Poletti

Que l’on cesse d’entonner l’antienne des valeurs insulaires. Brisons ce leitmotiv d’une Corse forgée dans le respect. Cessons ce chant des sirènes aux accents romantiques. Depuis quelque temps, incivilités gratuites et entorses au simple vivre ensemble se multiplient à bas bruit. Elles alimentent une néfaste spirale que certains, par opportunisme ou auto-persuasion, tentent encore de nier. Le point d’orgue fut atteint avec le petit Kenzo, innocente victime d’une violence aveugle. Le rêve de ce jeune supporter marseillais se mua en cauchemar. Luttant contre le cancer, entouré par une famille aimante, la rencontre de football à Timizzolu aurait dû être un rayon de soleil dans son existence nimbée de contraintes médicales. Invité par le Rotary d’Ajaccio, installé dans la loge gracieusement offerte par la présidente d’Air Corsica, il oubliait l’espace d’un instant son triste quotidien. Ce moment de quiétude bascula dans l’indicible provoqué par des jeunes, revêtus de la tenue des imbéciles en furie. La scène poignante émut ici et dans l’Hexagone. Elle conjugua colère et sidération jusqu’au sommet de l’État. Inutile de disserter en une étude comparative sur les responsabilités des supporters radicaux de la cité phocéenne ou de la ville impériale. Tous sont logés à la même enseigne. Mus par la bêtise. Animés par la volonté d’en découdre, fut-ce en agressant un journaliste de FR3 Corse. Ou en multipliant les échauffourées. Au-delà des commentaires nourris et des polémiques consécutives aux témoignages jugés fallacieux de la famille de Kenzo, cet épisode doit nous amener à une réflexion collective. S’extirper du factuel s’avère désormais nécessaire pour tenter de sérier ces dérives inquiétantes dont l’épisode d’un match ne fut qu’un révélateur. Relater ou expliquer chaque exaction isolément équivaut à privilégier le fait divers, alors qu’à l’évidence un fait de société embrase la Corse. Ne pas déciller les yeux sur les errements multiples et variés qui désormais jalonnent notre quotidien s’apparente à la non-assistance à une île en danger. Vacancière blessée par balle. Véhicules vandalisés. Résidences incendiées. Maisons de villages proies de voleurs alors que les propriétaires sont décédés. Cela se produisit à Asco, et en d’autres communes de l’intérieur. La liste se déroule à l’infini. Elle n’exclut même plus des tombes profanées à l’image du saccage de l’une d’elles dans le cimetière de Castifao. Emportée, tels des fétus de paille au vent mauvais, la sacralité des défunts relève d’un passé révolu. Elle paraphe mieux que savantes analyses sociologiques l’état d’une société qui se désagrège lentement. Le mythe a vécu. Du repos éternel que l’on souille à l’enfant souffrant malmené, en passant par les chapardages et délits, une néfaste révolution des mœurs fleurit sur le terreau de l’incivilité. Amer fruit d’une conscience qui s’étiole. Elle rejaillit même sur des adolescents. N’ayant plus de repères ni de lisibilité certains s’adonnent au jeu interdit et dangereux du harcèlement. Un élève bastiais en fut la récente victime et envisagea l’irréversible pour ne plus être en butte aux quolibets et à la raillerie. Dans ce délitement qui s’amplifie, il est habituel de trouver des responsables à chaque épisode qui se produit. Ici le préfet, là l’Éducation nationale, parfois un climat conflictuel, souvent un reflet de l’air du temps. Sans doute ne sommes-nous pas assez érudits pour comprendre ces considérations alambiquées. Elles sont sans doute recevables. Mais benoîtement, face à cette déferlante d’agissements coupables, l’esprit cartésien préfère s’en tenir aux faits, sans adhérer aux échappatoires qui trop souvent ont une certaine parenté, même involontaire, avec l’atténuation des agissements d’auteurs de larcins, d’affrontements ou de brutalités. Tels jugeront cette thèse réductrice. D’autres qu’il convient de ne pas généraliser. Il en est qui évoqueront un exutoire au mal-être. En forçant quelque peu le trait, disserter sur le sexe des anges sera-t-il remède salutaire ? Le penser équivaut à s’engager dans des chemins de traverse. Parler de sursaut collectif peut paraître grandiloquent. Pourtant un réel coup d’arrêt à cet engrenage s’impose pour éviter des lendemains qui déchantent. Assimilant l’île à ces banlieues de la capitale qui sont plus souvent qu’à leur tour sous les feux de l’actualité. En incidence, il nous souvient d’un propos d’Edmond Simeoni, appelant de ses vœux une autocritique du peuple corse. Sans que cela soit une autoflagellation, cette introspection aurait l’insigne mérite de sérier nos qualités mais aussi nos défauts. N’auréoler que celles-ci pour occulter ceux-là offre en effet une fausse réalité. Elle porte en bandoulière un nombrilisme peu propice à l’instauration de digues morales et sociétales contre cette fuite en avant. Celle qui balkanise la vie d’une communauté, tant elle ploie sous les multiples fléaux. Un match, qui plus est sans enjeu, transformé en bataille rangée ne doit pas être perçu comme un avatar sportif isolé. Il dénote par les outrances, clairement prédites par certains, que chez nous aussi tout ou presque est propice aux débordements, larcins et agressivité. Des errements devenus les turpitudes attitrées d’une Corse dont l’authenticité est clouée au pilori de l’incivisme ambiant. 

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