Un film récent de Fred Cavayé, Adieu Monsieur Haffmann, d’après une pièce de théâtre de Jean-Philippe Daguerre, explore, au temps de l’occupation de la France par les nazis et sous l’administration du Gouvernement de Vichy, les ressorts psychologiques de la collaboration avec l’occupant sous l’angle d’un antisémitisme d’opportunisme.
Par Charles Marcellesi, médecin
LES LOIS DE VICHY, CONTEXTE DU FILM
Monsieur Haffmann, artisan joailler réputé d’origine juive, pressent que les « lois » anti-juives du régime de Pétain et Laval sont un alignement sur les thèses nazies (« biosécuritaire », aurait dit Foucault) d’anéantissement des opposants et des indésirables, et il s’emploie par conséquent à mettre sa famille à l’abri en « zone » dite libre et dans la clandestinité. En effet, le régime de Vichy avait proposé un « statut des juifs » (loi du 3 octobre 1940) leur interdisant l’accès à toute une série d’emplois, y compris la profession d’artisan (« loi » du 2 juin 1941). Une autre « loi » en date du 4 octobre 1940 permettait aux préfets de département « d’assigner en résidence forcée » « les ressortissants étrangers de race juive » : on connaît la suite, d’abord les premières rafles en 1940 en zone libre jusqu’à ce que cet antisémitisme d’état, français, aboutisse les 16 et 17 juillet 1942, à la rafle du vélodrome d’hiver ; 13 000 juifs de toutes origines, de nationalité française comme les autres (réfugiés, « apatrides ») seront raflés et envoyés en camp d’extermination. Dans le film de Cavayé, Monsieur Haffmann (Daniel Auteuil) reste à Paris pour négocier avec son nouvel employé Mercier (joué par Gilles Lellouche) la cession temporaire de sa joaillerie ainsi que de son appartement, mais sans parvenir lui-même à s’exfiltrer à temps, contraint alors de se réfugier dans la cave de sa boutique.
Dans cette position de vulnérabilité, il tombe sous la coupe de son ancien employé, lequel par ailleurs voue à sa femme (incarnée à l’écran par la lumineuse Sara Giraudeau) une passion amoureuse qui le conduit à exploiter de plus en plus férocement son ancien patron, à violer son intimité et ses préceptes moraux d’époux et de chef de famille, et à le dépouiller : il se perdra lui-même en trafiquant les papiers d’identité de sa victime aux fins de vendre un tableau de Monet en même temps qu’il avait dénoncé Monsieur Haffmann pour s’en débarrasser. Celui-ci se sortira cependant de ce guêpier et rejoindra sa femme et ses enfants. Le film démonte un à un, à travers le portrait d’un collaborateur opportuniste, les trois principes de la propagande du régime de Vichy : « Travail, Famille, Patrie »…
LE « SENTIMENT D’INFÉRIORITÉ » DU COLLABORATEUR
Dans le synopsis Daguerre et Cavayé décrivent un héros, Mercier, en proie à un sentiment d’infériorité, fondé sur une infirmité organique effective : il est d’une part estropié et boiteux, d’autre part il se croit stérile, ne pouvant ainsi combler le désir de maternité de sa femme. Ce procédé de narration d’un héros aussi difforme moralement que physiquement est vieux comme le théâtre : on le retrouve notamment chez Shakespeare (Richard III) et Hugo (Triboulet du « Roi s’amuse » devenu Rigoletto chez Verdi…). Mais cette théorie du sentiment d’infériorité corrélé à une disgrâce physique était dans l’air du temps, développé dans l’œuvre d’un psychothérapeute autrichien : Alfred Adler ; selon ce dernier, l’individu qui en souffre cherche à compenser plus ou moins heureusement sa déficience (on pourrait là citer des exemples historiques opposés : Goebbels et Talleyrand). Freud réfutera cette théorie : pour lui le sentiment d’infériorité vient de ce qu’un enfant ou un adulte s’est senti mal aimé. À vrai dire, il n’est nul besoin d’invoquer une déficience organique pour repérer certaines fixations dans le développement de l’enfant appelées à se maintenir à l’âge adulte, à l’époque du « stade du miroir », lors de la toute première reconnaissance de son reflet dans le miroir (6-18 mois). Cette reconnaissance interfère avec celle d’enfants d’à peu près du même âge (moins de deux mois et demi de différence d’âge) et induit des comportements de jeux et de partage de situation dans lesquels les rôles sont interchangeables.
Par contre, si la différence d’âge devient plus importante, les rôles sont assignés et le partage de situation se fait sur le mode non réversible de domination/soumission, suscitant agressivité d’un côté, voire masochisme de l’autre. Au niveau des comportements collectifs, c’est le « narcissisme de la petite différence » qui soude les membres d’un groupe contre ceux qui en sont exclus, en en faisant des parias.
LES RÉSEAUX, LES JUSTES ET LES CORSES
Certes, certains hauts fonctionnaires de Vichy, comme Jean Jardin, ont pratiqué une politique de réseau entre personnes liées par des liens personnels d’amitié, d’affaires, de services rendus tout en étant de bord politique opposé, mais le processus mémoriel de l’Histoire a retenu pour les départager, notamment des « justes » qui sauvèrent des personnes d’origine juive, la responsabilité individuelle dans les rafles. La population corse de l’époque peut légitimement s’enorgueillir de n’avoir livré aucun ressortissant d’origine juive à l’occupant italien ou nazi.
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