Par Sébastien Ristori, analyste financier, professeur de finance d’entreprise à l’Université de Corse, directeur du groupe BARNES Corse et auteur aux éditions Ellipses
La finance durable
La finance durable a ouvert des centaines de sujets scientifiques et techniques. La comptabilité n’y échappe pas ! Pour entrer dans la course à la normalisation des normes environnementales internationales, l’ancien directeur général de Danone, Emmanuel Faber, connu pour avoir créé le fameux « Bénéfice Par Action décarboné » appliqué au sein même de son entreprise, a été nommé à la tête du régulateur des normes extra-financières internationales, l’ISSB*. Ce petit frère de l’IASB**, le régulateur des normes comptables internationales, à vocation à identifier les risques climatiques et environnementaux qui pourraient entraîner des dégradations sur les résultats d’une entreprise. Cette simple matérialité, appelée « matérialité financière » prévoit que les investisseurs puissent avoir accès à un reporting extra-financier des sociétés dans lesquelles ils investissent, notamment afin de déterminer l’impact que pourrait avoir une dégradation de l’environnement sur les performances financières et sur la valeur. L’ISSB fait de la « matérialité simple » et ce procédé est fortement décrié, notamment en Europe. Car sur notre continent, c’est l’EFRAG*** qui va beaucoup plus loin. Elle a développé, via la directive CSRD****, un jeu de normes environnementales pour imposer aux entreprises européennes un reporting extra-financier spécifique en « double matérialité » : comme l’ISSB, les sociétés vont reporter l’impact d’une dégradation de l’environnement sur la valeur créée par l’activité économique. Mais la directive va plus loin : les sociétés devront également mesurer l’impact de leurs propres activités industrielles et économiques sur la dégradation – ou l’amélioration – du climat, de la condition humaine et de la nature.
La naissance d’une comptabilité durable et l’impact sur la valeur
En ce sens, l’EFRAG va beaucoup plus loin que l’ISSB. Elle considère que l’investisseur serait alors pleinement conscient des externalités provoquées par une société sur l’ensemble de l’environnement, ce qui entraînerait, à priori, de facto une dégradation de la rentabilité financière pour certains autres secteurs d’activité. Dans l’esprit, ces indicateurs extra-financiers lus par des investisseurs institutionnels contraints d’investir dans des sociétés « durables » pourraient empêcher les sociétés les plus polluantes de trouver de nouveaux financements, et donc d’entamer une démarche d’investissement pour créer de la valeur. Une sorte d’utopie dans laquelle, à ce jour, seuls les investisseurs contraints aux investissements durables ou les actionnaires activistes y trouvent leur compte.
Pour aller plus loin… repenser la notion de capital
Différents chercheurs en sciences de gestion ont alors souhaité élargir la notion comptable de « capitaux employés » au passif d’un bilan. À ce jour, seuls les capitaux financiers sont inscrits en comptabilité. Ils sont utilisés aux investissements, à l’actif. Un pan de la communauté scientifique estime que ces capitaux sont insuffisants, puisqu’ils n’intègrent ni les ressources humaines, ni les ressources environnementales. Ces ressources subissent une exploitation des activités économiques et par conséquent, ces dernières devraient apparaître comme « consommées » au bilan. L’idée d’une comptabilité environnementale voit le jour en 1994 (Gray R.) avec pour fondement l’idée que la valeur financière créée ou détruite par une société est à la fois économique, mais aussi sociale et environnementale. C’est donc sur cette philosophie qu’est né le modèle CARE (Comptabilité Adaptée pour le Renouvellement de l’Environnement) par deux chercheurs, Rambaud A. et Richard J. La base du modèle est fondée sur une dualité : l’exploitation de ressources permet de créer de la valeur (et gonfler la valeur de l’actif économique de l’entreprise). En contrepartie, l’entreprise dispose –en plus des capitaux économiques – d’une dette écologique et humaine compte tenu de la dégradation de l’environnement qui a été nécessaire à cette création de valeur. Par exemple, une entreprise de traitement de bois pourra créer de la valeur grâce à l’exploitation d’une forêt afin d’obtenir sa matière première. La contrepartie réelle serait que cette dette écologique correspond à la quantité de forêt détruite que l’entreprise doit réhabiliter. Autrement dit, cette dette supplémentaire devrait alors être amortie par l’entreprise au gré de la réparation du préjudice environnemental subit. Le profit à considérer pour l’entreprise serait alors celui qui s’exprime après la mise en œuvre d’actions de préservation des capitaux.
Vers l’émergence d’un nouveau modèle ?
Ce modèle est basé sur la comptabilité dite « en coûts historiques », c’est-à-dire que le coût de la ressource naturelle est estimé au coût de préservation nécessaire pour la restaurer. Ce modèle inclut donc trois types de capitaux : économique, naturel et humain. S’il pourrait informer effectivement investisseurs, parties prenantes et grand public des capitaux réellement consommés, la mise en œuvre paraît encore complexe : comment estimer correctement et en toute objectivité la part de ressources naturelles consommées et le coût de préservation ? Plus difficile peut-être encore, comment estimer le coût de préservation physique des ressources humaines ? Dans l’idée, une telle modification des normes comptables internationales a encore un long chemin à faire. Mais les initiatives ne manquent pas. Le reporting extra-financier, notamment celui proposé par l’EFRAG, peut aller beaucoup plus loin, jusqu’à informer, pourquoi pas, le consommateur. Car après tout, qui mieux que ce dernier pourrait influencer la création de valeur actionnariale et sanctionner les sociétés les plus polluantes ?
*International Sustainability Standards Board
**International Accounting Standards Board
***European Financial Reporting Advisory Group
****Corporate Sustainability Reporting Directive
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