Lettre ouverte à Gilles Simeoni et Jean-Guy Talamoni

Depuis votre élection à la tête de l’Assemblée territoriale et du Conseil exécutif, la Corse est à nouveau au cœur des débats mais aussi de controverses. Si le lexique a changé, s’il a quitté le registre de la criminalité et des affaires, il s’est déployé sans aucun discernement, stigmatisant sans retenue la Corse et les Corses.

Aux clichés et à la caricature s’est disputée la glorification. Je ne reviendrai pas sur les événements des Jardins de l’Empereur à Ajaccio et sur les dérives qui ont suivi. Elles ne sont pas propres à la Corse contrairement à ce qu’on voudrait laisser croire. J’insisterai seulement sur la mise en exergue d’une identité et sur le recours à l’histoire comme justification. Qu’on le veuille ou non, votre victoire a réveillé, au-delà de votre propre camp, un fort sentiment identitaire, flat- tant l’ego de toute une communauté. Elle a ranimé l’opposition de ceux qui, inflexibles, ne veulent reconnaître qu’un seul peuple dans une République à jamais une et indivisible. Par votre victoire, vous avez donné une nouvelle dimension à l’épopée paoliste comme aux déclarations de Jean-Jacques Rousseau qui avait vu, dans l’île, un pays encore capable de législation, et souligné que la valeur et la constance avec lesquelles ce brave peuple a su recouvrer et défendre sa liberté mériterait bien que quelque homme sage lui apprît à la conserver. En creux, cette utilisation de l’histoire vous amène à légitimer le fait que les Corses auraient toujours une aptitude particulière à la démocratie puisqu’ils en ont été les promoteurs au XVIIIe siècle et par la même à revendiquer une liberté trop longtemps confisquée. C’est ce recours à l’histoire glorieuse de la Corse des Lumières que vous utilisez pour écrire votre nouveau roman national corse. Sur le continent, certains semblent s’étonner de voir cette île s’éloigner un peu plus d’un modèle républicain qu’ils croyaient immuable. Ils s’offusquent de propos qu’ils croyaient folkloriques et qu’ils perçoivent dorénavant comme une provocation intolérable. Ils évoquent eux aussi, l’histoire pour mieux rappeler l’attachement de l’île à la République par l’engagement patriotique des Corses durant la Première Guerre mondiale ou des héros libérateurs en 1943. Dans le même temps, ils n’hésitent pas à ramener l’île à son triste sort de département sous perfusion budgé- taire : « que seriez-vous sans les subventions et dotations de l’État!» Et derrière cette attitude, on retrouve la fameuse et récurrente déclaration « s’ils veulent leur indépendance, qu’ils la prennent ! » en parfaite contradiction avec leur conception républicaine.

Un destin, une identité

Ce sont les mêmes qui s’inquiètent de la fin de leur monde et de l’émergence d’un nouveau dans lequel leurs pratiques politiques ne fonctionnent plus, leur parole ne porte plus tant elle est déconnectée de la vie des gens et éloignée de leurs préoccupations. Le rejet des élites et plus spécifiquement de la classe politique, considérée par une majorité comme corrompue et mue par ses propres intérêts, touche la plupart des démocraties européennes. La Corse n’échappe pas à cette tendance. Pourquoi d’ailleurs serait-elle épargnée alors que l’île pâtit d’un sous-développement durable et que l’État y assume par intermittence et sans grande vigilance sa responsabilité. Les précédentes mandatures n’ont guère brillé pour apporter des réponses concrètes aux handicaps insulaires notamment en matière de développement économique, de transports, de gestion des déchets, pour répondre aux inquiétudes des Corses, leur proposer un destin, et construire une identité heureuse à l’inverse de celle dont se désespère Alain Finkielkraut. Dans ces bouleversements de la relation au pouvoir politique, aux élites et aux institutions, vous incarnez étonnamment un renouveau alors qu’intrinsèquement votre projet porte en lui une dimension réactionnaire qui séduit mais aveugle une partie de l’électorat. C’est également le cas dans d’autres régions d’Europe où les mouvements autonomistes voire séparatistes gagnent les élections.

Le vivre ensemble

L’île a besoin d’un renouveau politique qui se fonde sur une volonté partagée de développer l’économie insulaire, d’apaiser les tensions et de porter une nouvelle vision d’un avenir de l’île au sein de la République. Ce renouveau doit porter en lui l’ouverture et l’espoir. Il doit être capable d’inventer une nouvelle relation avec l’État, plus autonome, plus responsable, de moderniser le modèle républicain auquel de très nombreux Corses restent attachés et de faire revivre les valeurs du vivre ensemble. La seule glorification d’un destin commun ne conduirait qu’à la fermeture et au recul. On peut se sentir à la fois Corse, Français et Européen sans pour autant trahir son identité. L’identité n’est pas uniquement liée à un territoire mais aussi à une histoire, à des croyances, des traditions. Elle a avant tout une âme. Et je pense sincèrement qu’elle n’est pas incompatible avec l’âme et les valeurs républicaines de liberté, d’égalité et de fraternité. J’ose penser, sans aucune provocation, Cher Gilles Simeoni, Cher Jean-Guy Talamoni que vous y croyez aussi.

Vincent de Bernardi

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