Marie-Jeanne Tomasi : Le désir de création
Originaire de Sartène et de San Gavinu di Figari, Marie-Jeanne Tomasi vit aujourd’hui à Figari-Bonifacio. Elle garde de forts souvenirs d’enfance et un attachement inconditionnel à sa Corse. C’est au moment de ses études de Lettres à Aix-en-Provence que le cinéma s’affirme pour elle, notamment à travers le cinéma d’auteur italien. Elle réalise alors son premier film, Divagations, un mélange d’autobiographie et de désir de cinéma…
Par Laura Benedetti
Les souvenirs à corps
« C’est à Aix-en-Provence, où j’étais venue pour étudier en pensant au journalisme, que j’ai vraiment découvert le cinéma d’auteur. C’était le temps où le cinéma nous révélait le monde, on avait droit chaque mois à la sortie d’un Antonioni, un Fellini, un Bertolucci… Le cinéma nous éduquait par l’exigence de ses cinéastes et l’air du temps. », nous livre Marie-Jeanne, pour qui, « faire du cinéma », s’est d’abord manifesté par une attraction pour les salles obscures, dont elle dit qu’elle l’emmenait « à remplir l’écran ». Marquée avant cela, par des premiers films vus à Sartène, elle se souvient combien elle était nimbée des sensations de films.
« Une image que je relate, je crois dans mon livre Images Latentes (1991/92), c’est l’été, l’heure de la promenade vers Saint-Damien à Sartène, nous partions avec ma mère de Saint-Anna avec la cousine de mon père Angèle, et qui avait la photo de Yul Brynner dans sa chambre. Je suis petite, cinq ans maximum, je marche entre elles, nous passons à proximité du cinéma Minerva. Attirée par le son, je m’évade et vais au plus près de la salle. Il fait chaud, les portes extérieures sont ouvertes mais des grillages font rempart à la chaleur et aux curieux… C’était du noir et blanc, mais j’étais surtout impressionnée par la bande sonore. Un moment suspendu de mon enfance. »
Sa formation aux métiers du cinéma, menée à Aix-en-Provence, s’est faite de toute évidence, en premier lieu, en visionnant des films qu’elle aimait, qu’elle revoyait et qu’elle ressassait : « La fac, c’était aussi voir des films plus que la pratique. La pratique, c’était soi-même si on avait comme moi une caméra super 8. »
L’amour du cinéma
Ses influences esthétiques sont d’abord picturales. La peinture a compté particulièrement pour elle jusqu’à ses 20 ans. Elle a, d’ailleurs, fait à Aix un documentaire sur la présence de Vasarely et Cézanne dans cette même ville. Ses coups de cœurs esthétiques, Cézanne, Courbet, Morandi, Bacon, Hockney. En ce qui concerne le cinéma, ce sont parfois des films, plus que des cinéastes qui l’ont marqué : La Dolce Vita, 8 ½ de Fellini « pour son génie, son inventivité et si proche ». Il y a aussi Godard, « parce que son insolence et ses outrances sont stimulantes et surtout il vous donne l’impression que le cinéma, c’est facile… » ou encore, le Grec, Angelopoulos, « pour sa manière poétique de nous montrer sa Grèce, l’exigence de ses scénarii et de ses plans séquences » ; Akerman, « plus contemporaine ; j’étais allée la voir suite à mon échec de l’Idhec, c’est une cinéaste que je considère de ma famille, j’ai pleuré apprenant sa mort. Émouvante comme l’histoire tragique des juifs s’est inscrite et propagée dans son cinéma, ses installations par la mère tant aimée ». Sans oublier Tarkovski, « fils de poète, ami de Tonino Guerra et leur film Tempo di viaggio… Ainsi que son film, Nostalgiaque lui suggère la Toscane, terre d’accueil. En hommage, dans mon film Jeanne est en Italie (2003), je refais le même plan moi traversant la piscine des thermes vides avec la bougie à la main. Son livre Le Temps scellé, son chef-d’œuvre Roublev… Pollet, son Méditerranée et surtout L’ordre, où Raimondakis, le lépreux, reste pour moi un des plus beaux personnages dans et hors cinéma. Il y a enfin, Resnais. En voyant ses films, on apprend le montage. Bresson, le maître, même s’il m’est très antipathique. »
Le cinéma comme acte d’existence
Son premier film, Avà Basta (1982). Il a été réalisé avec de véritables moyens professionnels, qu’elle se désole de n’avoir jamais retrouvés depuis. Elle a filmé en Super 8, ensuite en H18 suivant le processus d’évolution. Elle reconnaît aimer tourner entourée par une équipe, mais à Porto Rico, partie pour filmer la suite des Americani, Los Corsos (1998/99), c’est en solo qu’elle tourne avec une caméra DV et des cassettes. Aujourd’hui, fidèle à Panasonic, elle utilise une caméra professionnelle. « J’ai aussi un caméscope que je sors parfois pour certaines occasions, pour être discrète et pour mettre en boîte des plans qui pourront me servir, notamment lors de mes traversées des Bouches de Bonifacio. Mais j’aime pour le documentaire avoir la maîtrise de la caméra. Le cadrage et la durée du plan sont si importants… »
Ce qui incite Marie-Jeanne à la réalisation, ce sont des questions sans réponse, et surtout un très fort besoin de témoigner : « Non pas filmer comme acte de résistance mais plutôt d’existence, je suis là ! Je filme ! Cela doit être montré ! Montré avec justesse, sans concession et avec toujours tant d’empathie. »
L’Italia
L’Italie a déterminé ses influences esthétiques. Indubitablement : « Mamma Roma, Voyage en Italie ou encore, Prima della Rivoluzione m’ont définitivement scellée à ce pays. » Elle ajoute : « L’Italie, c’est mon pays de cinéma d’abord. J’en suis vraiment venue à vouloir faire du cinéma en voyant le cinéma italien et par là, j’ai pris conscience que leurs histoires pouvaient être les nôtres et donc compris que tout ce pan d’histoire m’avait été ôté. Ensuite, le plaisir de la langue, de sa beauté, de nos affinités, ont fait le reste… Lorsque je me trouve Piazza San Cosimato à Rome, c’est indéfinissable ce bien-être que j’éprouve, “sono a casa”, mais le Trastevere en particulier me procure cette sensation, c’est toujours là que je vais à Rome. » Elle a alors ressenti, une forme d’urgence à filmer Lungotevere autant pour Pasolini que pour son approche de Mamma Roma, son deuxième film, réalisé en 1962.
Les films de Marie-Jeanne Tomasi, dont on se souvient et dont on lui parle souvent : Avà Basta, Dolce Vendetta (1988), On l’appelle Aurore (1995), Da una stedda ad una stedda (1996), Il viaggiatore goloso (2006), A Vargugna (2011),Lungotevere (2015). Lungotevere, qui, dit-elle, rassemble un peu de ses films les plus personnels, comme Avà Basta, ou encore le personnage de Mariasilvia, si emblématique du mouvement lesbo-féministe romain. Son dernier film a été présenté dernièrement à Bastia dans le cadre du festival Arte Mare 2023, È pericoloso esporsi. À propos de celui-ci, elle relate : « Il s’agit sans doute du film qui réunit ce que je sais et aime faire avec de la fiction, en s’invitant dans des témoignages qui ne suffisent pas. Là, la fiction était nécessaire car le personnage n’existant plus, il fallait bien le faire interpréter. » Il a obtenu le Prix du documentaire Jean-Simon Peretti.
Marie-Jeanne Tomasi n’endosse les conditions d’aucun genre préétabli, mais elle choisit la personnalisation de l’œuvre, au-delà des genres, à l’aune de sa sensibilité. Une personnalisation qui conditionne réciproquement l’art et la vie. Pour Eustache, « faire un film » était « une question d’exigence » ; pour elle, « faire un film », elle l’a dit, est une question d’existence, c’est ce qu’on retiendra de cet échange, avec une attention toute particulière. La Corse a la chance d’avoir pour artiste, Marie-Jeanne Tomasi, qui marque, d’ores et déjà, l’histoire du cinéma corse, par-delà les images.
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