De 1874 à 1957, Orezza et Alesani se livrent une concurrence acharnée au sujet des anciennes eaux ferrugineuses d’Orezza et celles de Pardina, considérées à cette époque comme de véritables médicaments.
Par René Santoni
Si la Corse possède plusieurs sources ferrugineuses, célébrées depuis des temps immémoriaux, la seule connue aujourd’hui est celle d’Orezza qui bénéficie d’une renommée mondiale.
En plus de ses vertus thérapeutiques – supposées ou réelles – mais reconnues au xixe siècle, elle doit en partie sa notoriété au fait d’avoir accueilli deux des plus grands personnages historiques de la Corse, Pascal Paoli qui est un habitué de la source ferrugineuse, et le jeune lieutenant Napoléon Bonaparte qui en 1790 a eu une prolongation de son congé de semestre pour « prendre les eaux à Orezza ».
Plus tard, Napoléon III, adepte du thermalisme, aura à cœur de développer la source d’Orezza (propriété du Département) par un décret du 25 avril 1856 qui autorisera son exploitation.
Un autre décret du 7 février 1866 déclarera la source d’intérêt public.
Le Second Empire sera l’âge d’or du thermalisme à Orezza qui se structurera en véritable station thermale et recevra des malades de Corse et d’ailleurs venus profiter des bienfaits de la source.
En 1870, plus de 800 000 bouteilles d’eau ferrugineuse sont commercialisées dans l’île, dans toute l’Europe et dans les colonies.
C’est à cette époque qu’une autre eau ferrugineuse située sur la commune de Tarrano (canton de Valle d’Alesani) entre en compétition avec la source départementale « Sorgente Sottana ». Il s’agit de la source de Pardina qui émerge sur le versant sud de la chaîne des Caldane, dont l’autre versant fournit l’eau d’Orezza.
Cette nouvelle source a été approuvée par l’Académie de médecine de Paris, le 5 mai 1874, et son exploitation autorisée officiellement par un arrêté du 1er juin de la même année.
D’une composition voisine de la fontaine d’Orezza et d’un débit semblable à cette époque (20 litres/minute et une température de 12 degrés), elle se différencie toutefois de cette dernière par une plus forte concentration de gaz carbonique, même si Orezza contient davantage de fer.
Aux dires de nombreux scientifiques de l’époque, cette quantité plus importante de gaz carbonique contenu dans l’eau de Pardina permet une meilleure dissolution du fer ce qui améliore sa qualité.
C’est la raison pour laquelle ils estiment que l’eau de Pardina doit être préférée à celle d’Orezza comme le souligne M. l’Hôte, savant chimiste du Conservatoire des arts et métiers de Paris, chargé de faire une analyse comparée entre l’eau d’Orezza et celle de Pardina.
« L’eau d’Orezza est un peu plus ferrugineuse que l’eau de Pardina. Néanmoins, je crois que l’eau de Pardina doit être préférée. En effet, dans l’eau d’Orezza, la majeure partie de l’oxyde de fer est précipitée, soit au fond de l’eau, soit contre les parois de la bouteille, tandis que dans l’eau de Pardina la presque totalité de l’oxyde de fer est en dissolution, et cela probablement parce que l’atmosphère de cette eau est plus riche en acide carbonique. »
Les sources d’Orezza et de Pardina desservies par le chemin de fer
Si la source départementale bénéficie du soutien du conseil général ce qui permet son développement thermal et hôtelier, Pardina, source privée, est d’un accès très difficile car aucune route carrossable ne permet d’accéder à sa fontaine.
C’est la raison pour laquelle monsieur Zannettini, le maire de Valle d’Alesani, demande en 1888 au conseil général l’ouverture d’une voie carrossable de 1,3 km pour rallier la source à la route nationale 197. Alors qu’il existe à cette époque un projet de voie ferrée qui doit partir de Folelli pour rejoindre la source d’Orezza, le maire ajoute : « je crois pouvoir affirmer que dans un avenir très rapproché, en présence des succès de jour en jour mieux constatés de l’eau de Pardina, la voie ferrée qui va aboutir à Orezza prolongera ses rails jusqu’à la source de Pardina ».
Pourtant, avec peu de moyens, Pardina prend rapidement des parts de marché à sa puissante rivale et se développe à son détriment malgré la stratégie marketing ambitieuse de la source départementale basée sur des encarts publicitaires dans la presse nationale et internationale.
La société des eaux de Pardina doit donc adopter la même stratégie, et les publicités des deux eaux corses se côtoient tant dans la presse que dans les revues spécialisées.
Il en est de même dans les diverses expositions nationales et internationales, où les deux eaux ferrugineuses se trouvent en concurrence et sont souvent primées.
À une certaine période, les deux sources corses unissent leurs efforts dans la publicité. C’est ainsi que dans l’édition du 11septembre 1891 du journal La Croix, on peut lire qu’une réduction de 25% pour l’achat d’une des deux eaux corses est accordée à tous les membres du clergé.
L’année suivante, le ministère des travaux publics, dans sa publication concernant les statistiques des sources minérales de France et d’Algérie, indique qu’en 1892 la fréquentation de la station de Tarrano par les curistes est supérieure de celle d’Orezza (1 000 à Pardina contre 900 à Orezza).
En 1890, alors qu’une pandémie décime la planète, le quotidien Gil Blas dans son édition du 28 mai 1890 conseille à ses lecteurs de boire de l’eau de Pardina afin d’éviter les maladies.
1888, Pardina améliore le forage de la source
À l’exposition universelle de 1889, le jury souligne l’importance des travaux réalisés à Pardina pour l’amélioration du forage.
Ceux-ci ont permis le doublement du débit de la source qui est passé de 19,20 litres à la minute en 1875 à 43 litres en 1889, soit 2,5 m3 à l’heure.
Pour ne pas être en reste, monsieur Panatier, le concessionnaire de la source départementale de l’époque, demande également en 1891 au préfet la réalisation de travaux sur le captage et les conditions d’embouteillage, travaux qui furent réalisés en 1894 après l’accord du conseil général.
Malgré les moyens mis à sa disposition, la source de Sorgente Sottana voit son activité péricliter. En 1911, le conseil général demande à monsieur Gallini représentant le canton de Vico, d’établir un rapport sur les causes de cette baisse et sur les solutions à mettre en œuvre pour y remédier.
Il est à noter que quelques années auparavant, en 1897, la source de Pardina commercialise 100 000 bouteilles par an.
Extrait du rapport du conseiller général lors de la session du conseil général de la Corse du 1erjanvier 1912 :
« Je ne rechercherai pas si M. Luiggi (concessionnaire des eaux depuis 1898) a fait toute la publicité voulue pour maintenir aux eaux d’Orezza, leur clientèle ; s’il a usé de tous les moyens qui s’imposent à celui qui administre en bon père de famille, si la station d’Orezza offre à ceux qui pourraient la fréquenter, tout le confort désirable, etc. Je me contenterai de signaler que la vente, qui, en 1870, était de 800 000 bouteilles est actuellement tombée au chiffre ridicule de 40 000 bouteilles. Tels sont les résultats des études auxquelles je me suis livré ainsi que le conseil général avait bien voulu m’en prier.
Mes conclusions sont fermes ; il importe de ne pas laisser déprécier davantage une propriété départementale. »
La fin des eaux ferrugineuses corses
Depuis le xviiie siècle, les eaux commercialisées en bouteilles sont qualifiées d’eaux médicales que l’on vend en pharmacie.
Les eaux ferrugineuses sont censées soigner de nombreuses maladies dont le paludisme, l’anémie, les méfaits de l’alcoolisme, etc.
Au cours du xxe siècle, le corps médical doit relativiser les propriétés thérapeutiques de ces eaux qui perdent la qualification de « médicaments » pour devenir des eaux minérales vendues dans le commerce.
Pour ce qui concerne les eaux ferrugineuses, leur forte teneur en fer qui en faisait un atout médical essentiel se transforme en handicap car la communauté scientifique préconise de déferriser les eaux minérales avant leur commercialisation en bouteille.
La fermeture des sources de Pardina et d’Orezza
Le décret n° 57-404 du 28 mars 1957, portant règlement d’administration publique sur la police et la surveillance des eaux minérales, impose d’importantes contraintes techniques et sanitaires.
Dans l’impossibilité de respecter ces conditions, la source de Pardina cesse toute activité à la suite du décret du 4 mai 1957 qui révoque l’autorisation d’exploiter la source du 1er juin 1874. (Le même décret révoquera également l’autorisation d’exploiter les thermes de Caldaniccia.)
En 1934, de violents orages détruisent une grande partie des installations de l’établissement thermal qui réduit alors ses activités pendant quelques années. En 1945, des travaux de restauration sont entrepris et la source est recaptée en 1949 avec un débit limité de 1,7 m3/heure.
Apres un traitement sommaire de déferrisation, la commercialisation de l’eau est reprise partiellement jusqu’au 31 mars 1995.
À cette date, devant le constat que la source ne permet plus d’assurer à la fois une qualité sanitaire et un débit suffisant, le département de la Haute-Corse, propriétaire de la source, décide de l’arrêt définitif de l’exploitation de la source historique. Un décret ministériel en date du 25 janvier 2000 révoque l’autorisation d’exploitation de la source qui lui a été accordée le 25 avril 1856.
En 2000, l’eau d’Orezza renaît de ses cendres mais perd la qualité d’eau ferrugineuse pour devenir l’eau minérale gazeuse que nous connaissons aujourd’hui
Ce même décret accorde en outre l’autorisation d’exploiter un nouveau forage de 75 m de profondeur situé sur le même site avec un débit de 5 m3/heure.
Pour obtenir cette autorisation, la concentration de fer a dû être ramenée à 0,035 milligrammes par litre conformément aux normes règlementaires, qui imposent un maximum de 0,2 mg/l.
Aujourd’hui, la nature a repris ses droits et le forage de Pardina a été abandonné.
Il ne reste plus que quelques vestiges des bâtiments d’exploitation.
Pourtant depuis sa fermeture la source a continué d’exister juridiquement sous la forme d’une société en commandite simple, jusqu’en 2017.
Orezza a gagné la partie en s’imposant comme une eau de prestige. Mais il est bon de se souvenir, qu’il n’y a pas si longtemps les deux eaux de Castagniccia étaient considérées comme des eaux de grande valeur qui ont fait le tour du monde.
En Corse, on n’a peut-être pas de pétrole, mais on a (encore) de l’eau.
Sources :https://www.corsicamea.fr/paesi/pardina.htm )
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