Patrimoine
Le sens originel des lieux
Entre histoire et territoire, il y a la toponymie, l’étude des noms de lieux.Cette science se propose de rechercher leur ancienneté, leur signification, leur évolution, leurs rapports avec la langue ainsi que leur impact sur les sociétés. Ainsi, la toponymie est un héritage culturel et linguistique, un patrimoine autant local qu’universel.
Par Caroline Ettori
Des journées, des études, des documentaires lui sont consacrés. Historiens, scientifiques, linguistes ou amateurs éclairés, tous déroulent le fil de la mémoire des lieux pour en apprendre un peu plus sur nous-mêmes. La toponymie une histoire de transmission.
François-Marie Luneschi préside le Comité d’étude scientifique et informatique de la Toponymie en Corse (CesitCorsica), après une formation en linguistique, le jeune homme était curieux de savoir quelle information se cachait derrière les noms des lieux. « Je ne sais pas pourquoi vous portez votre prénom ou votre nom. Et c’est la même chose avec les lieux. Je voulais connaître et comprendre la motivation qui a permis la désignation d’une localité, c’est pourquoi je suis allé à la rencontre d’i nostri paesani pour apprendre la signification et l’histoire de ces lieux. »
L’identité du territoire
En dix ans d’existence, le Cesit a développé différentes actions, du recueil de toponymes à l’élaboration d’une base de données géo-référencées mais aussi la mise en place d’un site Internet permettant la diffusion des recherches. Aujourd’hui, le travail du Cesit porte sur 40 000 toponymes dont 10 000 sont accessibles en ligne. Récemment, le Comité a collaboré avec la Capa pour dresser un inventaire exhaustif des 10 communes du Pays Ajaccien. Un travail pluridisciplinaire qui a permis à différents acteurs d’intervenir sur le terrain avec une dimension anthropologique. « La restitution des travaux se fera début 2020. Nous avons retrouvé en tout 8 000 noms, nous sommes allés jusqu’aux lieux-dits avec comme difficulté, la transformation des activités économiques et humaines dans l’espace et plus particulièrement du côté de Sarrola. »
Jean-Nicolas Antoniotti, président de l’association Tupunim’Isula revient sur les enjeux de la toponymie pour le territoire. « Il s’agit de connaître la fonctionnalité des lieux, leur histoire, de retrouver le sens originel du mot. C’est un véritable travail de mémoire et toute la difficulté est d’aller vite. Avant que les porteurs de cette mémoire ne disparaissent. C’est donc un patrimoine qui s’épuise et l’objectif de l’association est de collecter toutes les informations possibles auprès de ces sources si précieuses. »
Marie-Dominique Predali, chargée de projet Langue et culture corses (LCC) au sein du réseau Canopé a aussi co-écrit et co-réalisé avec Patrick Rethymnis un documentaire sur la toponymie dans le cadre des Scontri di a Tupunimia à Cuttoli. À travers son film, Parlani i nostri lochi, Marie-Dominique Predali a pu retenir un peu de cette mémoire vive. « L’idée était de montrer les différents domaines auxquels s’applique la toponymie et surtout montrer le danger de perdre toute cette richesse. Avec la collaboration de Solimea Biancucci et François-Marie Luneschi, nous avons pu souligner que tout se rejoignait : la sociologie, la géographie, le patrimoine, l’histoire évidemment. Je crois que même si c’est un patrimoine en danger, il y a malgré tout une vraie prise de conscience. La jeune génération a envie d’apporter sa pierre à l’édifice en sillonnant la Corse pour collecter ces derniers témoignages. »
Cette science des noms de lieux apparaît donc comme un objet à l’apparence changeante sur lequel chacun peut trouver son bonheur. Des rayonnages de bibliothèques au terrain, à la façon des plus fins limiers. « C’est un travail collectif, reprend François-Marie Luneschi, qui est aussi important pour maintenir un lien social. Un travail de fourmi également. Les passionnées se basent ainsi sur les cartographies disponibles, les documents cadastraux napoléoniens ou génois. Une fois ces recherches effectuées, les enquêteurs investissent le terrain. Puis viennent la transcription phonique et la transcription phonétique qui débouchera sur une retranscription du lieu en langue moderne. Ce travail accompli, tous les lieux sont répertoriés dans la base de données du Cesit puis cartographiés. Sur Asco, par exemple, nous avons recueilli 56% de notre enquête par l’oralité. »
Toponymie et langue corse
La Corse connaît une longue tradition d’enquête autour de la langue. Les premières commencent avec Falcucci en 1875. Depuis, les expériences se sont enchaînées. L’île s’est d’ailleurs très vite dotée d’outils numériques avec une première base de données de la langue corse en 1986. Pour Marie-Dominique Predali, la toponymie est un enjeu important pour la langue corse et sa transmission. « Dans un premier temps, il nous faut expliquer aux enfants, leur faire admettre que les noms écrits sur les cartes ne sont pas du français. À part quelques rares lieux comme par exemple Saint-Florent ou Cap Corse, la langue utilisée est plutôt du toscan. Il faut donc leur rappeler que les gens nomment les lieux pour un certain nombre de raisons et d’après une langue. On ne sait pas ce que parlaient les Corses avant de laisser des traces écrites, la toponymie reste le rare témoignage de cette langue ancienne. » Pour l’ancienne enseignante, il est important que les noms de lieux respectueux de leur langue et appellation originelles réintègrent notre quotidien à travers les écrits pédagogiques ou non, ou encore les médias. Fini Ajaccio, place à Aghjacciu (voir encadré). C’est d’ailleurs l’une des actions de l’association Tupunim’Isula auprès des enfants de Cutuli ; village et théâtre depuis plusieurs années d’I Scontri di a Tupunimia, un modèle en la matière que Jean-Nicolas Antoniotti voudrait voir s’étendre à l’ensemble du territoire.
Loin d’être figée, la toponymie apparaît plus comme une leçon pour l’avenir. À chaque époque, sa remodélisation de l’espace, sa représentation. Pour François-Marie Lunieschi « il faudra décider de, soit conserver ce qui nous a été transmis soit partir sur une autre organisation ». Quoiqu’il en soit, la toponymie reste un bien commun à valoriser collectivement.
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