Pourquoi chercher à savoir ?

Instinct contre connaissance


Par Jean-Pierre Nucci

« C’est à un instinct mécanique, qui est chez la plupart des hommes, et non à la saine philosophie que nous devons tous les arts. » Voltaire

L’instinct

Voltaire annonce la couleur, pour lui, l’art émerge du tréfonds de l’artiste. Son acte n’est point guidé par la connaissance, c’est la réponse manifeste à une mystérieuse émotion. Autrement dit, le coup de pinceau, de burin, fait suite à une pulsion incontrôlée, inexpliquée. Ce qui est valable pour l’art, l’est dans d’autres domaines. On pourrait le résumer ainsi : l’instinct, tendance innée et puissante commune à tous les êtres vivants, est une réaction instantanée à une stimulation inconnue. Plus simplement : quand je ne sais pas, que tout ce que j’ai appris m’est inutile, je me fie à mon instinct. Quand je sais, en revanche, je me fie à ma connaissance. À moins d’être obtus, d’accepter en conscience de prendre le risque de se tromper.

La définition artistique chère à Voltaire est toutefois soumise à la contradiction. La façon dont Picasso a créé Guernica* ne doit rien à l’instinct, mais tout à son savoir. Explications : au moment où les Républicains espagnols lui passèrent la commande d’un tableau digne de l’Espagne, ce dernier se trouva peu inspiré. Le souffle lui vint de la connaissance. Il trouva son sujet quand il apprit le massacre des civils républicains orchestré par les fascistes espagnols. On le voit bien ici, ce sont les conséquences dramatiques qui ont dirigé la main du maître et non une pulsion incontrôlée. Pour autant rien n’affirme que la thèse de Voltaire ne soit dépourvue de bon sens, mais on peut en déduire qu’elle n’est pas absolue.

Dans le même esprit, instinct et intuition se confondent souvent. L’instinct est guidé par la survie, l’intuition par une voix interne. Mais est-il permis de penser que l’instinct serait guidé par l’existence de traumas antérieurs ? Rien ne l’interdit. L’exemple du non-dit éclaire la question. Prenons un exemple concret pour bien comprendre de quoi il s’agit. Le film Juliette au printemps**» nous parle avec tendresse et gravité du tourment vécu par la jeune Juliette. Sans raison apparente, des troubles perturbent ses nuits. Elle souffre d’un mal inconnu non identifié malgré de nombreux examens médicaux. Un jour, ce mal s’estompe lorsqu’elle apprend la vérité sur un drame caché dans sa famille. Un non-dit. Ce cas illustre à sa façon combien nos actes sont influencés par l’action souterraine et sournoise de la partie enfouie de la mémoire.

La connaissance

Les Grecs affirmaient qu’en chacun de nous existait une disposition naturelle pour la connaissance. Une forme de curiosité insatiable, associée à une légitime exigence de la compréhension du monde. Les pères de la philosophie supposaient que tout être humain était porté vers le savoir. Une thèse devenue relative de nos jours dans la mesure où beaucoup de personnes, depuis l’avènement des réseaux sociaux, et c’est bien regrettable, se satisfassent de leur instinct comme unique boussole. L’ignorance décide, on croit savoir et on agit sans le recours des savants. De récentes études*** sur le sujet démontrent qu’en France 45% de la population fait plus confiance à son instinct qu’à la connaissance délivrée par les spécialistes. Ainsi on a entendu au cours de la dernière campagne législative, une candidate du Rassemblement national (RN) affirmer que pour régler le problème des déserts médicaux, chacun devrait être son propre médecin, car rien n’était plus simple que d’avoir recours aux traitements délivrés sur les sites spécialisés pour se soigner. Eccu !

« L’univers n’est pas une nurserie »Freud

Dehors il fait froid. On aimerait se réchauffer à la chaleur du savoir, tout connaître de l’existence, parer ainsi toutes les éventualités, mais cela n’est que chimère, car le domaine du possible est insondable. Et voilà que l’on ressent de la peine pour les pionniers de la démocratie, mais force est de constater qu’ils faisaient montre d’une naïveté déconcertante. Alors pourquoi cultiver notre connaissance surtout quand l’histoire nous enseigne que les pouvoirs de la raison sont incapables de débrouiller tous les mystères. On est nu face à la mort, aux maladies incurables, à la déliquescence du corps et de l’esprit, pourtant, nous dit-on, « l’homme doit connaître ! » Et l’on se pose la question de savoir pourquoi connaître si nous n’avons aucun moyen de tout connaître ? Pour la vie bonne tout simplement : « L’homme est mauvais, c’est la société qui l’amende. » Voltaire, encore lui. C’est ce noble projet qui pousse au désir d’en savoir plus, car si l’homme est nu dans le monde, si de toutes parts n’existent que des formes et des forces inconnues, alors l’affect fondamental qu’est la peur l’emporte sur la raison. Peur des dieux, peur du trépas, peur de l’immensité insondable, peur de l’inconnu et de l’inconnaissable, le spectre est large. Pour minimiser ce sentiment inhibiteur et haineux, l’être humain a aménagé des îles de savoir, des forteresses de certitudes, certes relatives, qui l’ont amené à la sagesse : « Aimons-nous les uns les autres. » Jésus. L’Évangile selon Jean 1 4.

Bien entendu, ces îles du savoir, ces trésors de connaissances, influencent la pensée et, en conséquence, rétrécissent l’instinct. On est ce qu’on apprend. Ouvrier de père en fils, chasseur, pêcheur, musicien, sportif, de gauche, de droite, royaliste, républicain… Personne n’échappe à cette règle. D’où la nécessité de transmettre un savoir qui réponde au principe de l’éthique.

L’éthique

Sincérité et neutralité composent ce noble principe. Maintenant que l’on sait que la peur commande l’instinct, que cette tendance brouille l’esprit, que l’on peut commettre bien des crimes sans connaître, il convient d’en limiter la portée par l’enseignement. Oui, mais de quel enseignement s’agit-il ? Celui répandu par les influenceurs illettrés, les gourous, les charlatans, les pseudos journalistes qui meublent les étages de la médiasphère. Difficile de les démasquer dans cette nébuleuse. Comment combattre ce fléau ? La réponse est simple : par la vérification des fondamentaux. Qu’est-ce donc ? Ce n’est pas la morale, ni le bien ou le mal, non, mais la connaissance des règles d’or qui nous commandent, car elles obligent à la vérité. En conscience, ne pas mentir, même par omission, ne pas tromper à dessein, enseigner le vrai, informer de manière honnête, désintéressée, sans chercher à nuire :

« Tu ne porteras pas de faux témoignages contre ton prochain. »

Décalogue. Bible de Jérusalem.

Ce commandement dénonce le mensonge. Mentir signifie parler ou agir consciemment et délibérément contre la vérité. Celui qui ment s’abuse lui-même et trompe ceux qui ont le droit de connaître toute la vérité. Nous sommes souvent tentés, dans nos conversations et nos relations quotidiennes, par la médisance. Dire du mal de quelqu’un, en son absence, ou rapporter des propos non vérifiés, est bien facile ! C’est une sorte de violence. Cela met le germe de la division et bafoue la confiance sur laquelle repose toute relation humaine. Tout mensonge offense la justice et la charité.

« Tu ne désireras rien de ce qui est à ton prochain. »

Décalogue. Bible de Jérusalem.

Respecter l’autre passe par un travail intérieur qui conduit à accepter que nous soyons tous différents, dans nos qualités, nos résultats scolaires, notre épanouissement au travail, dans nos richesses matérielles et spirituelles, dans nos besoins.

Accordons-nous une analyse imparfaite des sources d’information à l’aune de ces directives sacrées. Un contrôle sommaire de leur fonctionnement démontre que leur neutralité est toute relative. C’est normal quelque part. Dans la presse écrite où sur les plateaux télévisés, c’est la ligne éditoriale du journal ou de la chaîne info qui fixe le cap. Quand on lit Le Figaro ou l’Humanité, on sait à quoi s’en tenir. L’un penche à droite, l’autre à gauche. Le principe de neutralité est écorné, cela est de bonne guerre et ne bafoue pas l’intégrité professionnelle des journalistes. Ainsi, le journal Le Monde,étiqueté centre gauche, n’avait pas hésité à dévoiler l’affaire du Rainbow Warrior**** orchestré par un cabinet noir sous la présidence de Mitterrand. L’éthique avait joué sans que personne, au sein du monde politique, ne remette en cause cette posture. Le Figaro, journal classé à droite, expose ses théories sans tromper ses lecteurs. La Croix, Libération et bien d’autres journaux de la presse écrite sont de même irréprochables vis-à-vis de cette exigence. Avec les chaînes infos en continu, le moins que l’on puisse dire, c’est que « ça coince, quelquefois ». Pas toutes, mais certaines d’entre elles rétrécissent le champ du savoir et élargissent celui de la peur à dessein. Le mensonge érigé en idéal, elles font campagne pour leur camp en trompant de manière délibérée le téléspectateur. On ne les nommera pas ici, chacun les reconnaîtra. Inutile aussi d’identifier le nombre d’influenceurs nauséabonds qui sévissent sur la toile, cela reviendrait à donner un coup d’épée dans l’eau. C’est à chacun, en conscience, de se poser la question de savoir si l’information recherchée répond au principe de l’éthique. Annoncer des contre-vérités de manière péremptoires sans preuves formelles relève de l’imposture : « j’ai entendu dire, le professeur Tournesolaffirme, quelqu’un m’a dit… » Tout cela n’est pas sérieux. Quand je doute, je revois mes fondamentaux, je m’informe auprès des professionnels reconnus et non auprès de « truc machin », carc’est, et je le répète avec insistance, par la culture de l’intellect que nous survivons sur Terre et que nous vivons en bon entendement les uns avec les autres. Sans ce salut, régneraient la monstruosité et le chaos.

*Guernica. Village basque bombardé par les fascistes espagnols et les nazis allemands.

**Juliette au printemps. Film réalisé par Blandine Lenoir.

***Ipsos : Entreprise de sondages française créée en 1975 par Didier Truchot.

****Rainbow Warrior : Navire amiral de l’organisation écologique Greenpeace saboté le 10 juillet 1985 par un commando des services secrets français.

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