Quand la Corse nous est contée… 

Bertrand d’Ortoli est issu d’une vieille famille de Sartène, cité dont il est le premier adjoint. Cet avocat au barreau de Nice, par ailleurs l’un des fondateurs des Rencontres napoléoniennes de Sartène, a publié un recueil de fables. Une façon originale et séduisante en cette nouvelle année pour évoquer la réalité d’une Corse entre défis et espoirs. 

Par Jean Poletti

Pouvez-vous nous dire quelques mots sur vous, votre parcours et ce qui vous a amené à écrire ces fables ? 

Je suis issu d’une vieille famille sartenaise où l’on a cultivé depuis toujours l’amour de la littérature et du droit et exercé sans discontinuité des professions de magistrats ou d’avocats, avant même la Révolution française, un de mes aïeux ayant à cette époque fait des études à Pise. C’est donc tout naturellement vers cette dernière profession que je me suis tourné, après avoir suivi des études universitaires auprès de la Faculté de Nice.

C’est un métier passionnant qui permet de se familiariser avec tous les méandres de la psychologie humaine ainsi que de côtoyer des milieux et des personnes très diverses qui vous amènent à mieux percevoir les réalités sociales et à faire preuve d’empathie. Les raisons qui m’ont amené à écrire sont sans doute la résultante de plusieurs facteurs dont mon amour des belles lettres et au premier chef de la poésie, mais aussi, arrivé à un âge mûr, le constat des défis auxquels nos sociétés sont confrontées. 

J’entends désigner en particulier un délitement culturel, entendu au sens large du terme, et la dégradation inexorable de la nature, s’inscrivant en corolaire de l’activité humaine, avec son cortège de difficultés de tous ordres mais aussi, de drames, comme à Valence récemment. C’est là le thème de plusieurs de mes fables dont « Le Procès du Chêne » et « L’Hommage à la Langue ».

La Corse en général, Sartène en particulier, tiennent donc une place importante voire centrale dans cette entreprise ? 

Très certainement, la Corse est la terre qui m’a bercé par sa culture et sa beauté. Elle a formé ma façon de penser, ma vision du monde, à l’aune de ses valeurs fondatrices. Sartène, ville granitique, antique, à la beauté austère, est le parfait reflet de notre culture, profondément attachée à ses racines, à son identité, à ses traditions, cultivant la passion du beau et du sacré, dont le cattenaciu, chaque Vendredi saint, empreint de gravité et de spiritualité, en est l’expression la plus achevée.

Qu’entendez-vous par délitement de la culture et désordre de la nature ? 

Le déclin de la culture affecte toute la société occidentale, dont la Corse fait partie intégrante par ses origines latines et judéo-chrétiennes, sa langue, ses traditions et son histoire. Elle se manifeste par la perte des valeurs spirituelles, l’amoindrissement de la morale privée et publique, l’avènement de l’individualisme qui éloigne le sujet de ses groupes d’appartenance, au premier desquels la famille, et dont vous trouvez la traduction concrète dans l’inflation extraordinaire des divorces et des familles monoparentales. Mais ce sont aussi les manifestations hégémoniques d’une culture mondialisée qui s’exprime par un appauvrissement des langues et la diffusion d’un art universel dont le rap est une parfaite illustration, qui tend à uniformiser les peuples et leur manière de penser. Les sociétés occidentales doivent trouver en elles les ressources nécessaires pour la pérennité de leur civilisation et de leur culture et non céder aux sirènes de la mondialisation des esprits, sauf à risquer de disparaître purement et simplement. Les désordres de la nature peuvent être constatés tous les jours dans l’actualité et ont un impact sévère, en Corse en particulier, la Méditerranée étant l’une des régions les plus vulnérables aux changements climatiques, sur l’agriculture et le tourisme, qui constituent deux moteurs économiques importants de notre île. Par ailleurs, à ces mutations climatiques inexorables, s’ajoute l’activité humaine, qui tend à une surexploitation des ressources de la nature. C’est également le sujet de plusieurs de mes fables, dont « L’Or de l’Eau ».

La Corse et sa jeunesse sont-elles aussi touchées par ce délitement que vous évoquez ? 

La Corse n’échappe pas au rouleau compresseur de l’uniformisation et de la mondialisation, mais elle présente une source d’espoir avec sa jeunesse particulièrement ancrée dans la défense de son identité, de sa langue, d’une criante actualité, de ses chants et de manière générale de tout ce qui fait notre spécificité, dont la ferveur religieuse n’est pas des moindres et la singularise du continent. Peut-être s’agit-il d’un signe prémonitoire, d’un retournement. La Corse a toujours été en avance des grandes mutations sociétales. N’a-t-elle pas en son temps, avec Pascal Paoli, été la pépinière de la première constitution de l’Europe moderne ? N’a-t-elle pas également donné au monde un de ses enfants qui a diffusé partout en Europe le principe d’égalité cher aux philosophes des Lumières ? Napoléon ne disait-il pas à Sainte-Hélène, à Las Cases : « Ce n’est pas à moi que les rois d’Europe ont fait la guerre, mais à la révolution. » La Corse, de par son emplacement géographique au centre de la Méditerranée, est située sur la ligne de fracture des grandes plaques tectoniques sociétales et culturelles de l’Europe et de l’Afrique. Elle devra également, compte tenu des bouleversements démographiques qui affectent ces continents, trouver en elle-même les ressources pour perpétuer sa culture en en gardant l’originalité sans en perdre l’hospitalité. C’est là également le thème de ma fable dénommée « Le Haschischin et le Moine », où un discours de compassion se substitue à une pensée sectaire et destructrice.

La Fable vous paraît-elle un moyen adéquat pour mener ce combat ?

Chacun use des talents qui sont les siens. L’écriture et la fable en particulier, qui est un art pratiqué depuis l’Antiquité, m’a semblé être le moyen le plus adéquat pour exprimer des réflexions profondes de manière apparemment légère et accessible au plus grand nombre. C’est d’ailleurs ce que je fais dire au plus illustre des fabulistes, Jean de la Fontaine, dans une fable que je lui ai consacrée, « Le Paradis de la Fontaine », où il répond, après avoir salué l’ensemble de ses amis au Paradis, agneaux, belettes, cigales et fourmis… à Ésope qui lui fait grief d’avoir dérobé ses histoires pour seul en récolter la gloire :  « avant que d’instruire, ne faut-il point séduire ? ». La fable permet ainsi de manière agréable, d’appréhender la nature humaine dans toute sa complexité mais également les grands phénomènes de société, ce qui est le cas dans plusieurs de mes fables où il est traité notamment de l’exploitation intensive de la nature à des fins purement économiques, au détriment de sa survie mais également de la survie même de celui qui l’exploite. Le monde, depuis Christophe Colomb, est fini, et la nature n’est pas inépuisable.

Quelles sont vos sources d’inspiration ?

Elles sont diverses, puisées le plus souvent dans l’actualité mais aussi dans l’observation de l’évolution de la culture, en particulier de la langue et des sentiments humains. « Le Procès du Chêne » s’inscrit contre la déforestation sauvage, « L’Or de l’Eau » et « Le Roi et la Nature » contre l’assèchement de nos sols et de nos ressources hydriques, « La Supplique des Abeilles » qui a trait à leur disparition, « Le Haschischin et le Moine » contre les attentats qui ensanglantent l’Europe et le Moyen-Orient en particulier, l’incendie de Notre-Dame, « Le Songe de l’Araignée », lors du confinement consécutif à l’épidémie de Covid. Mais aussi dans la prédation des systèmes financiers lors de la faillite de certains grands états, « L’Usurier et l’Alchimiste » ; et également dans des thèmes intemporels qui sont plus spécifiquement humains, les rapports entre les hommes et les femmes, telle que « La Querelle des Points et des Virgules, ou l’amour filial, dans la « Lettre à mon Fils ».

Vos fables sont-elles destinées seulement à un jeune public ? 

En aucun cas. Elles sont écrites pour tous les publics et chacun les lit et les comprend avec le prisme de son âge, de son expérience et de sa culture. L’essentiel étant d’en retirer le message, que l’on soit un enfant, un adolescent ou un adulte. 

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