Quand les intellectuels portent le gilet jaune
Il y a dans l’analyse de la révolte des gilets jaunes quelque chose de 68. Ce mouvement remet en scène les difficultés d’une intelligentsia en mal de combats. Libéraux, identitaires, anarchistes, révolutionnaires, socialistes, les intellectuels d’aujourd’hui se livrent une bataille dans laquelle l’enjeu est leur propre légitimité.
Par Vincent de Bernardi
Il y a ceux qui porteraient volontiers la chasuble, d’autres qui prennent fait et cause pour cette France en colère, d’autres encore qui appellent à une prise de distance, tant l’analyse d’un tel phénomène nécessite recul pour en comprendre les ressorts. Tous cherchent le bon positionnement pour décrire, éclairer, théoriser une question plus sociale qu’identitaire. Il y a 50 ans, le match avait été très disputé. Mai 68 avait été un moment clé du questionnement sur la légitimité de l’engagement des intellectuels dans les « affaires de la cité », dans le débat politique alors même qu’ils étaient concurrencés par l’activisme d’une intelligentsia gauchiste issue des mouvements étudiants. Cette jeune garde mena presque une guérilla contre l’académisme, obligeant les intellectuels classiques à se replier sur leur terrain universitaire même si certains trouveront une relative visibilité dans un mouvement qui imposa ses propres rythmes de mobilisation et postula à l’élaboration théorique de la contestation. Ainsi, Mai 68 fut pour Jean-Paul Sartre un moment d’expression retrouvée bien même que sa théorie de l’engagement soit sortie bien mal en point des événements. Dans sa relecture «scientifique» du marxisme, Louis Althusser trouva aussi dans la contestation une tribune porteuse même si elle conduisit plutôt à l’effet inverse, celui du retour à une pensée plus libertaire que marxiste-léniniste.
Réinvestir le champ social
Aujourd’hui, c’est une nouvelle question de légitimité qui se pose aux intellectuels. Avoir leurs « ronds de serviettes » sur les chaînes d’information en continu les place dans une situation inconfortable. Tantôt commentateurs du phénomène, tantôt défenseurs des gilets jaunes, ils doivent se démarquer de la multitude d’invités qui sur tous les plateaux y vont de leur analyse. Michel Onfray ou Jean-Claude Michéa sont apparus comme des soutiens au mouvement tandis que Luc Ferry s’est élevé contre les élites coupées du monde, appelant les responsables politiques à « cesser d’emmerder les Français ». Au-delà d’une bienveillance sinon d’un soutien clairement affiché aux gilets jaunes, ils partagent le constat d’une crise profonde de la représentation politique et médiatique, d’un fossé qui se creuse entre la France d’en haut et celle d’en bas, entre la France des métropoles et cette « France périphérique » décrite par Christophe Guilluy. Michel Onfray va plus loin en reconnaissant que « cette jacquerie » lui plaît parce qu’elle montre que les gens ont compris qu’il y avait une alternative à la démocratie représentative qui coupe le pays en deux, entre ceux qui exercent le pouvoir et ceux sur qui ce pouvoir s’exerce. Alain Finkielkraut ne dit pas autre chose lorsqu’il dénonce la pensée progressiste qui ne voit plus l’insécurité économique et culturelle des classes «laborieuses». Mais cette crise est l’occasion pour nombre de penseurs de réinvestir le champ du social. Au cours des dernières années, c’est la question identitaire qui avait dominé les débats et les controverses. En le remettant en scène violemment, ce mouvement leur permet d’y revenir.
Comme en 68, les intellectuels doivent faire face à une concurrence. Aujourd’hui, elle ne se joue plus contre une intelligentsia venue de la contestation elle-même, mais contre une armée d’experts délivrant explications et commentaires des faits en direct.
En quête de légitimité
Il y a 50 ans, un double mouvement avait eu lieu. Le premier consistait à afficher un activisme militant pour coller aux mouvements contestataires. Le second visait à reconquérir davantage une autonomie qu’une légitimité. C’est le sens de l’invention par Michel Foucault de l’« ’intellectuel spécifique ». Prenant acte de la mort du «prophétisme», cette nouvelle figure de l’intellectuel engagé entendait renouveler l’articulation de l’intervention politique de l’intellectuel et sa compétence professionnelle. On retrouve dans la période actuelle davantage la première approche que la seconde. Pour autant, certains cherchent à replacer leurs interventions dans une démarche plus temporelle que spatiale renouant avec une forme de prophétisme. En clair, l’urgence sociale ne peut pas faire fi du péril écologique qui se profile. Penser demain en même temps que penser à trente ou quarante ans est une responsabilité collective dans laquelle les intellectuels doivent s’inscrire plus que les d’autres. C’est sans doute là que se trouve leur légitimité à distance des plateaux de télévision.
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