SUICIDE MODE ROMANTIQUE

SPLENDEUR ET FORTUNE DE L’OPÉRA NAPOLÉONIEN

Art de propagande ayant produit d’authentiques chefs-d’œuvre, l’opéra napoléonien eut pour principal compositeur Gaspare Spontini comme inventeur d’une esthétique musicale nouvelle, et pour imprésario inattendu l’impératrice Joséphine elle-même. La dernière œuvre qui appartienne à ce style, Olimpie, a pour contexte la chute de l’empire en exposant par ailleurs une problématique du suicide traitée avec un frémissement romantique, à partir d’une intuition venue d’une tragédie de Voltaire.

Par Charles Marcellesi, médecin

JOSÉPHINE IMPRÉSARIO D’OPÉRA

C’est dans le tout premier cercle de Napoléon qu’est ressentie la nécessité d’une création d’opéras à la gloire de l’Empire dans un «grand style» mariant d’un côté la pompe de puissantes masses orchestrales sur des sujets tirés de l’histoire antique sur le modèle de la musique révolutionnaire, avec de l’autre côté, la musique française traditionnelle telle que l’avait déjà remaniée Gluck. La disponibilité de Spontini permet de satisfaire cette attente: il est né près d’Ancône, bénéficie d’une formation dans cette capitale européenne de l’opéra de l’époque qu’est Naples, où quelques années plus tard Rossini réussira si bien, mais il ne s’y plaît pas et vient tenter sa chance à Paris, s’y fait connaître par quelques opéras-comiques et une cantate à la gloire de Napoléon (ainsi qu’un vaudeville joué par les sœurs de l’Empereur…), suffisamment pour devenir en 1805 le compositeur particulier de la chambre de S.M. l’impératrice. Quand Joséphine lui commande l’opéra La Vestale sur un livret d’Étienne de Jouy (refusé par Méhul et Boieldieu), le soutien réaffirmé de Napoléon et la patience de Joséphine vont venir à bout de la mauvaise volonté de tout le personnel de l’opéra, à commencer par les interprètes, avec des tentatives réitérées de sabotage lors des répétitions, cabale que relatera Berlioz dans Le journal des débats (12/02/1851). Le sujet de l’opéra, assez mince, est tiré d’une histoire de la Rome antique, quand une orante de la déesse Vesta laisse s’éteindre lors de son tour de garde la flamme sacrée sur laquelle elle devait veiller : elle était occupée par une conversation amoureuse avec un brillant général romain; la coupable, condamnée à mort, est sauvée in extremis lorsqu’à la fin d’une vibrante prière, la foudre réanime fort opportunément la flamme et tout finit dans la liesse générale. Spontini fit à la perfection ce qu’on attendait de lui et l’accueil de l’opéra joué sur la scène de l’Académie impériale de musique fut triomphal : son style enchaîne des récitatifs fluides, des ariosi, de beaux airs ciselés et souvent intimistes menant à la conclusion de chacun des trois finales sur un rythme effréné à grands renforts de déchaînements de l’orchestre et du chœur. Deux ans plus tard (1809), Fernand Cortez ou la conquête du Mexique voit son message de propagande, centré sur la figure du conquérant censé évoquer Napoléon, brouillé par les événements de la guerre d’Espagne se superposant difficilement avec ceux du livret. Quant à l’opéra suivant, Olimpie, incontestablement de style napoléonien, sa création est prise de court par l’effondrement de l’Empire et la restauration des Bourbons: c’est une œuvre particulièrement noire, d’après une tragédie de Voltaire, conclue par trois

suicides, exposant le problème dynastique de la succession d’Alexandre supposé dans l’opéra avoir été empoisonné, et dont les lieutenants , y compris l’assassin, se disputent non seulement les dépouilles de l’Empire mais aussi la fille sous les yeux horrifiés de sa mère réchappée du poignard des sicaires. Les premières représentations de l’opéra feront un four. L’opéra napoléonien préfigure le «grand opéra français» de Meyerbeer et Halevy, et annonce Berlioz.

UNE LECTURE DÉJA ROMANTIQUE DU SUICIDE

Voltaire sera l’un des auteurs les plus joués en France jusqu’en 1831 et ses tragédies inspirèrent nombre de livrets d’opéra (Tancrède et Semiramis de Rossini, Zaire de Bellini jusqu’à la tardive Alzira de Verdi…). Olimpie, créée en 1762, précède de peu le Werther de Goethe (1774): on voit dans ces deux pièces, y compris chez Voltaire, poindre une problématique nouvelle du suicide, car si le suicide de la femme et de la fille d’Alexandre restent respectivement dans l’ordre de compréhension de motivations cornélienne et racinienne, d’une part la «gloire» et d’autre part le «Dieu muet» qui ne délivre aucun message quant à la conduite à tenir, le suicide de l’assassin d’Alexandre, Cassandre, est tout à fait nouveau et déjà romantique, entendons par là qu’on y trouve une cause du désir de mourir volontairement qui relève déjà de ce que sera au xxe siècle la philosophie du « langage ordinaire » de Wittengstein ou encore la théorie du fantasme de Lacan. Pour Werther, la vue d’une Charlotte donnant du pain bis à des enfants sature irrémédiablement le scénario de désir du fantasme, le Cassandre voltairien ne peut que rejoindre par la mort la radicalité absolue de l’altérité que représentent les cadavres d’Alexandre, de sa femme et de sa fille, de même qu’il fallut une révolution en France pour qu’un clan familial ordinaire corse issu d’un carrughju d’Ajaccio, certes mené par un leader exceptionnel , en vienne à se partager les trônes de presque toute l’Europe.

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