Après la pandémie, la pénurie. Depuis le 19 mai, les professionnels du tourisme ont enfin repris du service, la clientèle est au rendez-vous et la saison s’annonce sous les meilleurs auspices. Seule ombre au tableau : le manque cruel de personnel qui pourrait déséquilibrer l’ensemble de l’offre.
Par Caroline Ettori
Les offres d’emploi sur les réseaux sociaux sont encore plus nombreuses que les publications de chatons mignons ou de cafés en terrasse. Commis, serveurs, chefs, concierge, vendeuses, Instagram et Le Bon Coin sont le nouveau Pôle Emploi. Alors que l’ensemble des professionnels du tourisme se réjouit de la réouverture de leurs établissements et magasins, le doute plane encore sur la gestion des ressources humaines. Selon l’Union des Métiers et des Industries de l’Hôtellerie, il manquerait plus de 140 000 salariés au secteur pour la saison 2021. L’année écoulée avec l’arrêt total ou partiel de l’activité a en effet encouragé la fuite des personnels vers d’autres horizons.
À Porto, Cédric Lunardi, 3e génération d’hôtelier-restaurateur, tire la sonnette d’alarme. Depuis plus de 20 ans, le jeune quadragénaire est aux premières loges des grandes mutations du secteur. En ce mois de mai, il entame la 74e saison familiale. « La pandémie a amplifié le phénomène mais cela fait plusieurs années que nous manquons de personnel. Nous passons des annonces mais aucun cv ne remonte. Résultat : je suis dans l’incapacité d’ouvrir un de mes établissements parce que je n’ai pas de staff. Pourtant, les salaires proposés sont bons, nous prenons en charge le logement et d’autres avantages mais la question n’est plus là. »
Inadéquation chiffrée
Les métiers du tourisme : précaires, peu valorisants, pénibles… N’en jetez plus ! Selon les statistiques de Pôle Emploi, en mars 2021, la Corse comptait plus de 18 000 chômeurs, un peu plus de 14 000 « projets de recrutement » comprendre offres d’emploi en « novlangue » dont 10 940 liés à la vente, au tourisme et aux services. Le hic : près de 73% de ces offres sont saisonnières. C’est peut-être la loi du genre mais cet état de fait rend le peu d’engouement pour le secteur pour le moins compréhensible. D’autant plus que la crise sanitaire a amplifié la fragilité de ces métiers. Le stop and go de cette année suspendue a empêché toute projection, toute anticipation. Et les saisonniers ne sont pas tous des étudiants vivant chez leurs parents en quête d’argent de poche pour les vacances.
Si le secteur représente plus d’un tiers du PIB de la région, il ne suscite aucune vocation, aucune motivation. « Nous n’avons pas les moyens d’annualiser les contrats, il n’y a pas de statut de saisonnier, pas de formation, la fidélisation des personnels est difficile à mettre en place. Enfin, on ne va pas se mentir, une partie d’entre eux n’a pas envie de travailler et profite des aides autant que possible. »
Même constat pour Jérôme Mille. À Ajaccio, le professionnel qui affiche 20 ans d’expérience dans la restauration s’est lancé dans l’aventure, courageuse, de l’entrepreneuriat. Une première prise de contact en juin 2020, juste après le premier confinement et une signature fin octobre, le jour du 2e confinement. « Bien sûr qu’il faut du courage s! Mais il a aussi fallu s’armer de patience et aimer son métier. La restauration est devenu un secteur précaire. Pour autant, je n’ai pas eu d’inquiétudes. Je suis sûr de mon projet et les doutes quand ils ont émergé, portaient essentiellement sur la réouverture. Je ne pensais pas qu’il faudrait attendre le mois de mai. J’imaginais une reprise plus tôt, vers février-mars. »
Le jeune chef d’entreprise ne se laisse pas démotiver tant il croit au potentiel exceptionnel de son restaurant. Il faut dire que le lieu est atypique. Situé en plein centre-ville, disposant d’une belle surface et des volumes façonnés par des voûtes de briques rouges, le cachet est indéniable. « Dès que cela a été possible, nous avons voulu faire vivre l’établissement. Nous avons fait de la vente à emporter en adaptant notre carte, les clients ont joué le jeu. »
Depuis quelques semaines, Jérôme prépare la réouverture. Là encore, la réactivité a été de mise. « Nous n’avons disposé d’aucune visibilité sur les dates, les jauges, les conditions sanitaires. Après les annonces officielles, nous avons dû demander les autorisations pour improviser une terrasse. Tout ça a été très compliqué. »
Déformation professionnelle
Sur la question du recrutement, Jérôme Mille partage le bilan de l’ensemble des professionnels du secteur. « Tout le monde cherche. C’est incroyable. Nous sommes le 21 mai et certains n’ont pas encore trouvé leur chef. Pour ma part, je suis à la recherche d’un second de cuisine. » Il évoque bien sûr les reconversions mais le vrai problème selon lui relève de la formation. « Nous avons un énorme souci : nous ne savons pas former les jeunes. On ne leur donne pas la passion du métier. En Corse, avec le nombre de bars, restaurants, hôtels, l’absence d’école hôtelière est incompréhensible. En 20 ans, les saisons ont changé, les recrutements ont changé. Les vrais professionnels sont peu nombreux et chaque année on galère pour trouver du personnel qualifié que ce soit en salle ou en cuisine. »
Le risque pour Cédric Lunardi est de voir l’offre touristique dévaluée dans son ensemble. « Toute la chaîne va être impactée par le manque de personnel. Les hôtels ne pourront plus proposer certains services, les restaurants deviendront des brasseries, les brasseries des sandwicheries, les produits sortiront tout droit du congélateur. C’est dramatique. Dans cette hypothèse comment attirer une clientèle haut de gamme ? J’aimerais savoir à quoi servent nos décideurs et les organismes de formation. »
La formation semble être le nœud gordien du secteur. Pour Jean-Christophe Angelini, président de l’Adec et candidat tête de liste aux prochaines élections territoriales, la structuration de l’offre pourrait changer la donne. Dans une certaine mesure. « Un choix est à poser rapidement sur l’articulation d’une nouvelle offre de formation. Les différents acteurs ne sont pas toujours coordonnés ou organisés. Toutefois, la création d’une école hôtelière ne peut pas être la seule réponse. Les professionnels réclament depuis longtemps un “CDI saisonnier” qui devrait être mis en place prochainement selon le secrétaire d’État chargé du Tourisme Jean-Baptiste Lemoyne. C’est une piste sérieuse pour lutter contre la précarité des contrats habituels et permettre la stabilité des personnels. »
Pour l’instant, Cédric jongle entre 6 heures et minuit mais préviens que toute une saison à ce rythme sera difficilement tenable sans renfort.
Une saison 2021 qui s’annonce mieux que bonne. Après un an de privation, tous les indicateurs sont au vert. Les touristes profitent déjà des plages et des terrasses sans se douter, on l’espère, que l’heure du coup de feu est loin d’être passée.
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